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TERRITOIRES

DÉBAT - Territoires en rupture

13 janvier 2015 | Mise à jour le 4 avril 2017
Par | Photo(s) : Anna Solé
DÉBAT - Territoires en rupture

La désindustrialisation a aggravé les inégalités entre territoires et au sein de ceux-ci. Mais elle n'est pas le seul moteur d'un phénomène marqué par des ruptures dans l'accès aux droits. La mise en concurrence s'est substituée à l'aménagement du territoire, sous le pilotage des grandes entreprises à la recherche de rentabilité financière.

Débat, entre

HERVÉ LE BRAS,

DÉMOGRAPHE ET HISTORIEN, DIRECTEUR D'ÉTUDE À L'EHESS
(ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES).

&

FABRICE ANGEI,

DIRIGEANT NATIONAL DE LA CGT,
PILOTE DE LA COMMISSION CONFÉDÉRALE DES ENJEUX TERRITORIAUX.

 

nvo : Les inégalités territoriales sont au cœur du débat public. Qu'en est-il ?

Hervé Le Bras : Les inégalités s'organisent selon deux grands blocs. Le premier, c'est celui de la métropolisation, c'est-à-dire la montée en puissance des grandes villes avec dans leur sillage des villes moyennes, marquée par la concentration des catégories supérieures les plus diplômées. C'est là que l'on trouve les plus forts revenus médians. Paris compte ainsi 25 % de cadres et professions libérales contre 3 % dans certaines zones rurales.

Mais c'est aussi dans les métropoles que l'on trouve les plus fragiles : les immigrés, les femmes seules avec enfants et les jeunes de 20 à 24 ans parmi lesquels le taux de pauvreté par classes d'âges est le plus fort. Ces derniers forment 15 % de la population de Rennes ou Montpellier contre 2 % à la limite de l'Aveyron et du Cantal.

Le second axe est celui des différences entre régions. Il est plus difficile à saisir. Dans certaines régions, le rapport entre les 20 % les plus riches et les 20 % les plus pauvres est relativement faible, de 1 à 2. C'est le cas dans le Grand Ouest, une partie de l'Alsace et du Sud-Ouest. Il est d'autres zones où ce rapport est de 1 à 4, essentiellement dans une large bordure méditerranéenne, une large frontière nord-est comprenant la Picardie, le Nord, la Lorraine jusqu'à l'axe Metz-Nancy.

Dans le Languedoc-Roussillon, on fait partie des 10 % les plus pauvres au-dessous d'un revenu de 400 euros mensuels, contre 1000 en Vendée ou en Mayenne. Les très pauvres ne le sont pas également suivant les territoires. C'est aussi dans ces régions qui vont mal que l'on trouve le plus fort taux de chômage et de sans diplômes.

Tout cela forme un effet de masse et on voit bien qu'il y a une France qui va mieux et une France qui va moins bien. Ce phénomène n'a rien de conjoncturel. Les cartes établies aujourd'hui sont pratiquement les mêmes que celles tracées en 1982. Les régions qui se portent mieux sont celles où il existait des « couches protectrices » – l'église ou des structures familiales fortes – qui se sont développées en opposition en partie à l'État sur la base de traditions inégalitaires.

Quand l'État se retire, ces couches protectrices prennent en partie le relais et c'est donc paradoxalement les zones où la République était le mieux implantée, où les pratiques égalitaires étaient les plus fortes qui vont le plus mal aujourd'hui. Il y a une sorte de séparation des deux types d'inégalités. Les inégalités du « haut du panier », qui sont métropolitaines, et les inégalités populaires, qui sont géographiquement déterminées par les couches protectrices.

 

Fabrice Angei Le territoire est le produit d'un espace – le lieu où l'on vit, consomme, travaille, échange – et d'un pouvoir. Il y a donc des leviers d'intervention possible pour réduire les inégalités. L'opposition ville-ruralité est effectivement dépassée et, pour moi, le phénomène des inégalités est à observer en termes de rupture. Rupture à l'emploi, rupture d'accès aux services publics et aux droits que devrait garantir le pacte républicain comme l'accès à la culture, à l'éducation, aux transports, etc. Le développement harmonieux des territoires a été abandonné au profit de leur mise en concurrence. La bascule s'est produite dans les années 2000 à 2005 avec les pôles de compétitivité et d'excellence. La concentration des richesses, des savoirs et du savoir-faire dans des espaces restreints crée des déséquilibres forcenés entre territoires. Aujourd'hui, le gouvernement continue d'accompagner ce mouvement y compris en s'appuyant sur des lois, par exemple en matière de santé, qu'il n'a pas remises en cause, bien au contraire.

 

Quel a été l'impact particulier de la désindustrialisation ?

 

Hervé Le Bras : La désindustrialisation a marqué une aggravation. Pour autant, l'industrie avait elle-même porté une sous-éducation, comme dans le Nord, qui fut pourtant au xviiie siècle, avec la Lorraine et la Normandie, l'un des endroits les plus alphabétisés de France. En revanche, la carte des zones à problème ne correspond pas à celle de la désindustrialisation. Il n'y avait pas d'industrie dans toute la zone méditerranéenne ou dans le Languedoc. Il y a donc quelque chose de plus grave.

Fabrice Angei : Les lignes de rupture et de fracture ne sont pas liées directement à la désindustrialisation. Elle les a amplifiées mais elle n'en est pas le seul moteur. Pour autant, la question de l'industrie générant des emplois qualifiés est essentielle. Elle peut constituer un levier de développement humain durable lié aux services et à l'accès aux droits pour tous. Elle peut être un facteur d'équilibre des territoires.

C'est cette conception qui fonde la volonté de la CGT de relancer des initiatives en faveur d'une politique industrielle avec ce mot d'ordre : « Pas d'industrie sans services publics et pas de services publics sans industrie. » L'industrie est un élément fort d'élévation des richesses, ce qui n'élude évidemment pas la question de leur répartition. La première cause des inégalités est, en effet, à chercher du côté de l'accaparement des richesses par le capital, qui façonne les territoires.

Hervé Le Bras : L'industrie a subi de profondes transformations. Les ouvriers ne représentent plus que 21 % de la population. Ils vivent essentiellement dans les zones rurales et 60 % d'entre eux sont des ouvriers non pas de l'industrie mais des administrations et des services.

La classe ouvrière n'est donc plus du tout la même. Les délocalisations ont surtout frappé les industries qui avaient un fort pourcentage de main-d'œuvre peu spécialisée. En France on a perdu la culture de la science. Or qui fera l'armature de l'industrie du futur ? Ce sont des scientifiques au niveau de plus en plus élevé.

Fabrice Angei : Aujourd'hui, on est effectivement en panne en matière d'investissement dans la recherche, qu'il soit public ou privé. C'est problématique compte tenu que l'industrie requiert de plus en plus d'innovation. Concernant les délocalisations, au-delà de l'industrie on voit des entreprises déménager pour des effets d'aubaine découlant des aides publiques.

Les délocalisations ne frappent pas seulement l'industrie et l'on voit que la concurrence entre collectivités territoriales permet de grossir la rente du capital. Ce phénomène s'observe à l'intérieur du territoire national comme à l'échelle européenne et mondiale. Ce qui nécessite de développer des solidarités à l'échelle planétaire pour que les salariés gagnent des droits d'intervention.

 

Comment caractérisez-vous l'action du gouvernement en direction des territoires ?

 

Hervé Le Bras : Actuellement, il y a une inaptitude du gouvernement à gérer les territoires. Cette inaptitude s'est révélée en 2002 avec la suppression de la Datar (1) qui constituait le dernier instrument à la disposition de l'aménagement du territoire.
Fabrice Angei : Pour ma part, je ne parlerai pas d'un désengagement ou d'une absence de maîtrise de l'État. Je pense plutôt qu'on est en présence d'un changement d'orientation. Le fait de ne pas voir son action ne veut pas dire qu'il n'y a pas action de l'État.

En réalité, il choisit de laisser faire les entreprises qui sont les véritables acteurs de l'évolution des territoires. Et celles-ci ne se privent pas pour mettre tous les outils publics existants au service de leurs politiques. On a vu ainsi PSA faire pression sur l'UESL (2) pour tenter de modifier les critères d'utilisation des Fonds d'action logement dans le cadre d'un plan social qui ne disait pas son nom. La fermeture de services publics de proximité regroupés à un échelon régional intervient dans le même mouvement que les fermetures d'entreprises parfois très brutales lorsque les salariés trouvent portes closes et machines ­déménagées.

 

Quelles sont les conséquences de cette réalité territoriale ?

 

Fabrice Angei : Les inégalités territoriales enferment les destinées. Aujourd'hui, dans des zones qui, du fait de leur situation difficile, avaient bénéficié de moyens supplémentaires en termes de services publics, on retire tout. Les populations ont un sentiment légitime d'abandon, car l'absence de services publics c'est l'absence de droits. Cette situation conduit à la résignation, au désengagement du champ social – nous le constatons du point de vue syndical avec la difficulté à développer les luttes –, et au vote pour le Front national.
Hervé Le Bras : Aujourd'hui, plus qu'entre votes de droite et votes de gauche, la ligne de coupure passe plutôt entre votes exprimant des aspirations portées par l'idée que l'on va changer la société et les votes de récrimination, traduisant la frustration de n'avoir pas pu satisfaire ses aspirations. La géographie de ces deux votes doit être considérée séparément. Il y a une géographie de l'abandon qui est régionale mais aussi fonction de la distance par rapport au centre de la métropole. Là, c'est le vote FN qui est fort. L'autre géographie, celle des aspirations, correspond à des réalités historiques. Dans ce cas, on choisit son camp en fonction de ses aspirations, entre droite et gauche. Là, c'est de la vraie politique, alors que dans les zones sans plan d'avenir, c'est la traduction d'une rancœur.

 

Quelles seraient les pistes à suivre ?

 

Hervé Le Bras : Par l'action d'un État fort, la France est devenue une nation relativement homogène. C'est un avantage que d'autres pays voisins n'ont pas, confrontés à des risques de morcellement. Il est donc désormais possible et souhaitable de donner plus d'autonomie au local. Il faut laisser aux échelons régionaux et départementaux une plus grande appréciation de la situation dans le cadre d'une vraie décentralisation. On n'est pas obligé d'appliquer exactement la même politique contre le chômage dans le Languedoc où il est deux fois plus élevé que dans le sud de la Bretagne.

Il y a des circonstances locales auxquelles il faut s'adresser. Il est en revanche à craindre que la façon totalement inepte dont la réforme territoriale a été engagée ravive ces mouvements séparatistes. Le fait qu'à Nantes 20 000 personnes défilent avec des drapeaux bretons à l'hermine, constitue une régression dramatique.

Fabrice Angei : Je partage ce point de vue sur la réforme territoriale. Au-delà de la méthode totalement antidémocratique, elle contient des mesures particulièrement inquiétantes comme celles consistant à confier le pouvoir réglementaire aux régions. C'est l'assurance d'une fuite en avant en matière de déréglementation.

Les régions ayant la possibilité de modifier la loi, pourquoi n'y aurait-il pas, par exemple, un smic jeunes différent d'une région à l'autre ? Il faut articuler les initiatives locales dans le cadre d'une cohérence garantie par l'État. La décentralisation a eu des bienfaits mais l'intervention locale doit se faire dans un cadre qui garantisse les droits de tous. Elle nécessite donc des droits d'intervention des citoyens et des salariés pour contrôler par exemple l'utilisation des aides accordées, leur efficacité, etc.

Hervé Le Bras : La péréquation devrait devenir une tâche essentielle de l'État supposant une autonomie locale. Par ailleurs, il y a déjà actuellement des zones où la loi ne s'applique pas de la même manière, ce sont notamment les zones d'éducation prioritaires, les quartiers sensibles. Une extension de ces pratiques me paraît un des moyens de résoudre un certain nombre de problèmes dans les zones les plus en difficultés.

Fabrice Angei : Des traitements différenciés sont nécessaires qui accordent plus de moyens dans des zones défavorisées mais l'État ne doit pas se retirer. Si on laisse par exemple la gestion du numérique aux seules collectivités locales, des zones entières n'y auront pas accès faute de rentabilité financière. Aujourd'hui, l'État ne joue plus son rôle en matière d'aménagement du territoire.

Les services publics, dans un contexte d'austérité, sont conçus comme un filet de sécurité et non plus comme un moyen de garantir l'accès aux droits. C'est avec cette logique qu'il faut rompre. L'État ne peut limiter son action à une correction a posteriori. Il doit rester édicteur de normes. Mais l'intervention de la puissance publique, articulée entre les différents échelons, nécessite tout autant l'intervention citoyenne.

 

(1) Délégation interministérielle à l'aménagement du territoire et à l'attractivité régionale.
(2) Union d'économie sociale du logement, chargée de gérer l'emploi des fonds
du « 1 % logement ».