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ENTRETIEN

Denis Gheerbrant "On a grèvé"

29 août 2014 | Mise à jour le 24 avril 2017
Par
Denis Gheerbrant

Chef opérateur reconnu, documentariste engagé, Denis ­Gheerbrant signe une nouvelle tranche de réel en forme de success story avec On a grèvé ». Une belle victoire syndicale qui s'affichera sur les écrans le 10 septembre.

 

nvo : Le film retrace la grève menée par une vingtaine de femmes de chambre durant un mois pour réclamer le respect de leurs droits et de meilleures conditions de travail à leur employeur, Louvre-­Hôtels, deuxième groupe hôtelier ­d'Europe. Qu'est-ce qui vous a donné envie de filmer ce conflit ?

Denis Gheerbrant : Le film a été tourné en 2012, mais je travaillais depuis un an sur le sujet des nettoyeurs – et notamment des nettoyeuses – embauchés par des sociétés de sous-traitance.

« AU COURS DE CE MOIS PASSÉ SUR CE BOUT DE TROTTOIR,
CES FEMMES ONT CONQUIS LEUR PLACE DE CITOYENNE. »

 

Ces femmes de chambre m'intéressaient parce qu'elles formaient un groupe, elles n'étaient pas dispersées comme celles qui nettoient des entrées d'immeubles ici et là, par exemple. On pourrait dire qu'il y avait une communauté au travail. Je visais également le rapport Nord-Sud présent, le rapport avec la culture d'ailleurs que portaient ces femmes puisque ce groupe est en majorité composé d'Africaines. C'est leur chemin depuis un autre monde qui m'a intéressé. Cette phrase de Deleuze m'a également beaucoup inspiré : « quand le colonisateur arrive quelque part, il dit qu'il n'y a rien ». Comprenez : « il nie toute identité aux colonisés ». La situation de ces femmes de chambre exploitées et leur lutte pour changer leur condition méritaient d'être racontées.

 

Vous y voyez un écho aux anciens rapports coloniaux ?

Pour le moins. Ces femmes défendent leurs droits, mais elles revendiquent d'abord d'être des travailleuses, c'est-à-dire d'être rémunérées à l'heure et non pas à la tâche comme c'était le cas totalement illégalement jusqu'à leur lutte. On est dans un processus de « déterritorialisation » du travail, on ne peut pas envoyer les chambres se faire en Chine comme on le fait pour d'autres objets manufacturés, mais on importe du tiers-monde les travailleurs qu'on va faire trimer dans les mêmes conditions. Cette main-d'œuvre à bas coût, sans droits et sans visibilité, est à l'origine de mes premières réflexions écrites, que j'avais appelées « Les invisibles » en référence directe à ces gens qu'on croise au quotidien dans le métro sans vraiment les voir.

 

Vous avez choisi de filmer ce groupe de femmes sur la durée, laissant libre cours à leur parole. Cela rappelle le cinéma direct qui vise à capter le réel le plus brut possible pour en transmettre la vérité. Était-ce votre démarche ?

Oui, à ceci près que le cinéma direct n'admet pas de questions extérieures. De plus, ce n'est pas moi qui laisse la caméra tourner résolument, c'est que dans les faits, la prise de parole n'est pas évidente pour ces femmes. Quand elles s'engagent dans une conversation, cela n'a pas été négocié au sens propre. C'est d'abord le fruit d'une présence, ce qui pour le coup est le propre du cinéma direct : on est présent à l'autre avec une oreille attentive, disponible. Et je l'étais depuis le début. J'étais même là avant elles, puisque j'ai été prévenu du lancement de la grève par Claude Lévy, le syndicaliste CGT, qui les a accompagnées dans cette bataille. Il leur a montré un chemin vers la reconnaissance et je leur ai donné la parole. La grève leur a permis d'apparaître et le film a participé de cette émergence à notre regard.

 

Vous avez posé votre caméra sur un bout de trottoir, à Suresnes (92), à deux pas des entrées des hôtels concernés. Pourquoi cet ancrage dans l'espace public ?

Parce que nous partagions cet espace-là. Je n'avais le droit ni d'entrer dans les négociations, ni chez ses femmes. Elles m'ont assigné tout autant cet espace physique que celui de nos discussions. Le film se passe dans la rue, au milieu des coups de klaxons et des bruits de bidons parce que c'est là qu'existe ce groupe de femmes, dansant et chantant leurs revendications. En reprenant des chansons africaines et en scandant des slogans politiques sur le pavé, elles mènent leur lutte, s'expriment avec les mots du patron, ceux de la société française. Le film acte leur statut de grévistes donc de travailleuses. Son titre, On a grèvé, est d'ailleurs un hommage à leur invention langagière. La langue du dominateur a été reprise et « tordue ». Au cours de ce mois passé sur ce bout de trottoir, ces femmes ont conquis leur place de citoyenne. Elles ont dit : « on est là » comme le mot d'ordre des sans-papiers.

 

Votre œuvre documentaire témoigne de votre engagement, pensez-vous que le cinéma puisse transformer les rapports sociaux ?

Je ne sais pas s'il peut changer les rapports sociaux, mais il peut modifier les représentations. Comment est représentée la classe ouvrière aujourd'hui ? Le cinéma peut déjà faire évoluer les regards…

 

« On a grèvé », réalisé par Denis ­Gheerbrant, en salles le 10 septembre.