Haro sur la culture
Si la Cartocrise, qui répertorie les festivals ou les structures supprimés en France, permet de visualiser une partie de la crise qui touche le secteur culturel, elle ne dit pas tout des dégâts.
Cette année encore, l'ouverture des festivals a un goût bien amer, alors que nombre d'entre eux disparaissent. Pas de 11e édition des Muzik'Elles à Meaux, plus de Voix du Gaou à Six-Fours-les-Plages (Var), après dix-huit ans d'existence. Deux exemples parmi tant d'autres que l'on peut visualiser sur une carte qui fait le buzz. Établie par Emeline Jersol, médiatrice culturelle au Boulon, un centre national des arts de la rue, près de Valenciennes (Nord), la « Cartocrise : culture française, tu te meurs » fait froid dans le dos. Elle recense, depuis mars 2014, date des dernières élections municipales, les festivals, structures et associations culturelles supprimés ou annulés. Et c'est l'hécatombe : une quarantaine de points à sa création, elle en affichait 183 au 25 avril. Musique, arts de la rue, théâtre, cinéma, littérature, aucun domaine n'est épargné. Disséminés un peu partout en France, ces signalements ont le mérite de faire prendre conscience en un clin d'œil de l'étendue des dégâts.
Désengagement de l'État
Comment expliquer de telles mises à mort ? L'austérité, bien entendu, qui se répand comme une traînée de poudre sur les budgets culturels, terrible variable d'ajustement. Si, en juillet dernier, en pleine fronde des intermittents du spectacle, le premier ministre annonçait une stabilisation du budget du ministère de la Culture pour les trois ans à venir, celle-ci faisait suite à plusieurs années de baisse (plus de 2 % en 2014, 4,3 % en 2013). Quelques mois plus tôt, il annonçait cependant un désengagement sans précédent de l'État auprès des collectivités territoriales : une baisse de 11 milliards d'euros entre 2015 et 2017, dont 4 milliards dès cette année. Et les coups de rabots commencent à se faire salement sentir, dans les municipalités de droite comme de gauche.
Hécatombe à Montpellier
À Montpellier, par exemple, dirigée par Philippe Saurel (divers gauche), la baisse des budgets culturels se traduit par l'annulation du festival Hybrides mêlant théâtre, musique et cinéma, la fermeture de la Chapelle Gely, un lieu de création implanté depuis quinze ans en plein cœur du quartier gitan de la ville, ou une réduction d'une semaine du Printemps des comédiens en juin. Des menaces pèsent encore sur l'Opéra où plus d'une vingtaine de départs en retraite est envisagée, tandis qu'à quelques kilomètres, le théâtre de Villeneuve-lès-Maguelone est en sursis et à Lodève, Les voix de la Méditerranée sont supprimées (voir page 24).
« Si ça continue, on va se retrouver dans un désert culturel digne de la Lozère », tonne Eva Loyer, secrétaire générale de la CGT Spectacle Languedoc-Roussillon et salariée au CDN de Montpellier. Lequel voit lui aussi ses subventions baisser. « Dans notre région, l'hécatombe s'accélère. Chaque spectacle qui ne voit pas le jour, ce sont autant d'équipes et de salariés qui se retrouvent sans emploi. On est face à un vaste plan social qui atteste de l'abandon de la culture par les élus. »
La casse invisible
Si la Cartocrise a le mérite d'alerter, elle ne dit pas tout du désastre. Loin s'en faut. Elle nous signale ainsi que sur Chambéry (Savoie), le volet « concerts » de la MJC est supprimé. En fait, outre la MJC, qui connaît de graves problèmes de trésorerie, plusieurs structures sont touchées par les baisses de subventions, au point qu'un collectif 1) s'est mis en place qui veut rassembler toutes les associations, culturelles comme sportives. « Je n'ai pas envie que ma ville meure », lâche Nathalie Autreau, impliquée dans le collectif, aux premières loges de la casse, en tant que déléguée du personnel à l'Espace Malraux, scène nationale. Mi-avril, le conseil municipal a voté une baisse de 22 % de ses subventions pour l'année 2015.
« Sans aucune concertation, on a appris la nouvelle par un coup de fil, explique-t-elle. Avec 320 000 euros en moins, on envisage trois voire quatre mois de chômage partiel pour les 36 salariés et les 80 intermittents et vacataires. On risque non seulement de perdre le label de scène nationale, mais cela a aussi des incidences sur les compagnies locales qu'on ne programme plus. » Ainsi, la compagnie de danse IX Compagnie, dirigée par Philippe Vuillermet. Si sa maigre subvention (3 000 euros) a doublé, le projet de spectacle et de film qui devait se faire avec l'Espace Malraux est en suspens. Même chose pour la compagnie de hip-hop Fradness, qui travaille dans les quartiers « sensibles » du haut Chambéry depuis vingt-cinq ans.
Et voilà trois mois que Fradness n'a plus de local. « On a dû rendre les appartements à l'Opac. Du coup, on stocke les décors et les costumes chez les uns et les autres », raconte Salim Bouziane. Et de citer Posse 33, une autre compagnie qui œuvre sur les cultures urbaines, dont les deux salariés ne sont plus payés. « Nos associations sont présentes sur le terrain, elles créent du lien social comme on dit, en proposant des activités aux jeunes. Si on ne leur propose plus rien, ça peut être dramatique », prévient Salim. Économie sur le social et la culture, priorité à la sécurité et aux caméras de surveillance, cherchez l'erreur. « Dans le programme du maire Michel Dantin (UMP, élu en 2014, NDLR), nulle part la culture n'était évoquée. Il n'y a aucun projet en la matière », souligne Olivier Blum, ancien projectionniste à Espace Malraux et membre du collectif.
Mises à mort silencieuses
« Jusqu'ici, les grosses structures étaient pérennes, maintenant, elles aussi sont touchées comme à Chambéry ou à Toulouse 2). Alors, que dire des petites structures sans emploi permanent ! C'est la moitié des 18 000 entreprises du secteur. Elles ne fonctionnent qu'au projet. S'il n'y en a plus, elles meurent en silence », explique Angeline Barth, secrétaire générale adjointe de la CGT Spectacle. « Quand il y a des baisses de subvention, on est au courant. Quand il n'y a pas d'aides au projet, on ne le sait pas… »
Face à la saignée culturelle, Fleur Pellerin répond par des « pactes pour la culture ». L'État s'engage à maintenir sur trois ans le niveau de ses financements culturels pour les collectivités qui font de même. Pour l'heure, des pactes ont été signés à Clermont-Ferrand, Cambrai, Strasbourg et Poitiers. « Ce ne sont que des pansements financiers sans fond politique, sans projet culturel derrière », regrette Angeline Barth. Et c'est là où un tournant s'opère. On s'éloigne à grands pas du désir de démocratisation de la culture de l'après-guerre. La culture pour tous est balayée par le culte du chiffre.
Attaques insidieuses
À la réflexion, à l'éveil, on oppose le divertissement et le marketing. Insidieusement, on pousse les établissements publics à multiplier mécénat et opérations de com' pour pallier les baisses de financement. Et Agnès Barth de citer les bonbons Haribo sponsorisant un spectacle à la Comédie-Française ou la campagne de mécénat participatif lancée par le Théâtre de l'Odéon et promue par le ministère de la Culture pour financer une action culturelle en Zep 3.
« Voilà une dizaine d'années que le mécénat et la privatisation d'espaces se sont mis en place dans les musées ou les monuments historiques pour augmenter la part de ressources propres. Cette dernière représente plus de 50 % du budget du Louvre aujourd'hui », rappelle Franck Guillaumet, secrétaire général adjoint de la CGT Culture. Et cette quête de fonds propres arrive maintenant dans des lieux jusqu'ici préservés comme à Radio France, provoquant la colère des salariés.
Le règne du divertissement
Ce que ne dit pas non plus la Cartocrise, c'est que derrière les coupes claires, outre les règlements de comptes après un changement de majorité, un discours populiste fustigeant des programmations trop élitistes s'affirme sans complexe. Ainsi, à Quimper, où un collectif s'est aussi mis en place 4, le maire UMP Ludovic Jolivet déclarait, à la sortie d'une représentation peu à son goût : « Je veux qu'on ait un spectacle populaire, accessible, compréhensible par tous. Ce sont les consignes que je donne. » Un cas qui est loin d'être isolé. Dès lors, une ligne rouge est franchie, la liberté artistique est attaquée et le règne du divertissement affirmé. Sonnant et à coup sûr trébuchant.
1. Chambevivant
2. Le TNT voit les subventions municipales baisser de 10 % (233 000 €). L'équivalent de plus de 5 salaires ou de 60 représentations accueillies, selon Agathe Mélinand, codirectrice du lieu.
3. Voir sur médiapart « Scandale théâtral : quand l'État se désengage de l'action sociale et culturelle », en accès libre
4. Voir Collectif Quimper culture
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