À Paris, les livreurs à deux-roues se dotent d'un syndicat CGT
Le premier syndicat CGT des entreprises de livraison deux-roues de Paris vient d’être créé, samedi 26 juin. Avec cette ambition : doter tous les travailleurs des... Lire la suite
La financiarisation de l'activité des entreprises, la montée en puissance des actionnaires a imposé des normes de rentabilité élevées, des modes de gestion qui cherchent à diminuer au minimum les coûts de production. Cette mutation était ainsi résumée dès 2002 par la directrice générale aux affaires sociales de la Commission européenne : « les technologies de l'information poussent au “just-in-time” ; la mondialisation renforce les pressions concurrentielles ; l'économie financière accroît le poids des anticipations et de la réactivité. Tout cela impose de nouvelles formes de flexibilité dans l'organisation de la production et du temps de travail ».
De fait, ces deux dernières décennies et particulièrement depuis la crise systémique de 2008, la pression s'est fortement accrue et la précarité de l'emploi s'est développée. Les modèles de production de biens ou de services se sont adaptés pour fournir une réponse de plus en plus rapide aux besoins des clients, particuliers ou entreprises. Dans nombre d'entreprises, la relation de service est devenue stratégique, privilégiant ainsi la demande par rapport à l'offre. Produits et services sont de plus en plus -individualisés. La production en flux tendu, le « zéro stock » se sont quasiment généralisés imposant une réactivité, voire une saisonnalité de certaines activités. Ces bouleversements rapides ont érodé la prédominance du contrat à durée indéterminée (CDI) à temps plein en tant que norme du contrat de travail. Des formes alternatives de travail et d'emploi se sont développées ou sont apparues.
C'est peu dire que désormais le CDI n'est plus la norme (en tout cas à l'embauche) même s'il domine encore. La part des contrats à durée déterminée (CDD) dans les embauches a atteint 87 % en 2015, selon la Dares. Le ministère du Travail, qui avait fait une étude sur la période 2000-2012, concluait que le nombre de contrats à durée déterminé avait bondi de plus de 75 % en France. Ces contrats temporaires – qui touchent surtout les jeunes et les moins qualifiés – sont de plus en plus courts. On enregistre ainsi une progression des CDD de moins de un mois notamment, ainsi qu'un raccourcissement des missions d'intérim. Actuellement, plus de 50 % des jeunes de 15 à 24 ans sont en emploi temporaire. La massification de ces contrats courts et la revendication de leur taxation ont été au centre de l'affrontement et la cause de l'échec du précédent cycle de négociations sur l'assurance chômage. Les emplois à temps partiel, le plus souvent subis, ont progressé, engendrant une paupérisation de salariés qui peinent à atteindre le niveau du Smic.
« La frontière entre le salariat et le travail dit indépendant est de moins en moins étanche », note le Laboratoire social d'actions, d'innovations, de réflexions et d'échanges (LASAIRE). Et l'Insee, quant à elle, note que « le renouveau du travail non salarié s'inscrit dans une tendance à la diversification des formes d'emploi […] à la frontière du salariat et du non-salariat ».
Aux côtés des formes d'emploi salarié, l'emploi non salarié connaît une augmentation depuis 2008 grâce aux mesures de simplification de création d'activités et d'entreprises comme, par exemple, le statut d'auto-entrepreneur lancé en 2009. Un statut qui soulève des fortes critiques depuis sa création parce que sa simplicité autorise des dérives qu'on a tôt fait de mesurer. D'abord parce qu'il entre en concurrence avec l'artisanat dont les représentants ont hurlé au loup dès 2009 en soulevant notamment l'inégalité de contraintes sociales, fiscales et administratives entre les artisans et les auto–entrepreneurs.
Mais on a aussi vu très vite quel détournement pouvaient en faire certaines entreprises. C'est ainsi que des militants CGT ont découvert en 2010 onze auto-entrepreneurs sans papiers employés à la plonge dans les cuisines d'un restaurant chic de la capitale. L'un d'eux a pu produire des fiches de paie attestant que son contrat de travail avait été remplacé par un paiement à la facture. Autre dérive de ce statut, on peut voir, sur des sites Internet, fleurir des dizaines d'offres d'emploi dont les contenus laissent présumer un lien de subordination avec un employeur qui pourtant recrute des auto-entrepreneurs. Les dérives sont parfois plus frontales et c'est ainsi que dans la presse et les médias, les entreprises ont vite vu l'avantage de contourner le statut de pigiste – pourtant déjà très souple. « Les entreprises jouent sur cette précarisation en proposant aux jeunes journalistes de devenir auto-entrepreneurs ou producteurs, y compris dans le service public », dénonçait ainsi le récent congrès du SNJ-CGT dans une adresse aux candidats à la présidentielle.
Mais aux confins de l'emploi indépendant et de l'emploi salarié, d'autres formes d'emploi ont émergé au cours des dernières décennies. C'est le cas du portage salarial qui est une relation contractuelle tripartite, dans laquelle un salarié porté effectue une prestation pour le compte d'entreprises clientes tout en ayant un contrat de travail avec une entreprise de portage salarial. Le « porté » conserve tous les avantages du statut de salarié et gagne du temps au niveau de la gestion administrative qui est assuré par la structure de portage. Cette forme d'emploi créée en 1988 pour aider les cadres seniors à fournir des prestations intellectuelles aux clients de leur choix connaît une nouvelle évolution avec l'entrée en vigueur, au 1er juillet 2017, d'une convention collective signée notamment par la CGT.
On peut également évoquer, dans le secteur de l'économie sociale, les coopératives d'activité et d'emploi qui sécurisent la création d'entreprise en donnant au créateur le statut d'entrepreneur salarié de la coopérative, dont il peut par la suite devenir associé via le contrat d'appui au projet d'entreprise.
Citons aussi le multi-salariat ou le « temps partagé », apparu depuis vingt ans, qui concerne là aussi des profils qualifiés, voire très qualifiés. En mettant bout à bout plusieurs contrats à temps partiel, le salarié travaille à temps complet pour plusieurs employeurs qui partagent ce salarié avec d'autres entreprises du bassin d'emploi. Ces contrats sont organisés par une cinquantaine d'associations, généralement dénommées CTP (« compétences en temps partagé ») ou CPE (« compétences pluri-entreprises »).
Toujours dans le domaine du temps partagé se sont également développés des groupements d'employeurs dans le but exclusif de mettre à disposition d'entreprises adhérentes du personnel qualifié, salarié en CDI, à temps plein ou à temps partiel. Un contrat doit être signé, pour chaque mise à disposition, entre l'entreprise de travail en temps partagé et l'entreprise cliente, un contrat de travail étant par ailleurs signé entre le salarié mis à disposition et l'entreprise de travail à temps partagé.
Si certaines de ces formes d'emploi commencent à offrir des filets de sécurité, des formes hybrides de travail indépendant nettement plus risquées sont apparues dans lesquelles l'entrepreneur se voit imposer par une entreprise dont il dépend certaines modalités d'organisation de son travail (franchisés, gérants non salariés de succursales de commerce de détail alimentaire, etc.).
Le capitalisme de plateformes – dont Uber est l'un des acteurs les plus connus – n'est pas à l'origine du travail en indépendant. Mais l'Internet simplifie et massifie la relation client fournisseur en interposant un acteur économique qui exerce une prédation économique sur le travailleur mais aussi, pour certains poids lourds comme Uber, sur la collectivité en pratiquant l'optimisation et l'évasion fiscale. C'est aux États-Unis que ce phénomène est le plus avancé : 34 % des travailleurs y sont des indépendants, selon le magazine Forbes qui précise par ailleurs que 14,3 millions de ces travailleurs en « freelance » ont par ailleurs une activité salariée qui ne leur suffit pas pour vivre décemment. En France, la tendance est moins marquée, avec environ 10 % des travail-leurs en « freelance », mais cette proportion est en augmentation.
Dans cette économie de plateforme, des milliers de travailleurs (chauffeurs ou coursiers, enquêteurs commerciaux) ne signent plus de contrat de travail, mais cochent des conditions générales d'utilisation (CGU) sur des applications de mise en relation avec des clients éphémères. La révolte des VTC ou des livreurs à vélo, les « class actions » aux États-Unis contre les plateformes Internet qui les emploient montre que le modèle Uber se fendille et que ces travailleurs ne supportent plus l'insécurité sociale. Salariés précarisés ou travailleurs ubérisés, ils échappent plus encore que les autres à l'activité syndicale. Mais les choses bougent avec la création de syndicats chez les VTC et la toute récente création d'un syndicat CGT des livreurs à vélo bordelais. La CGT de Gironde a annoncé, jeudi 9 mars, avoir créé un syndicat pour les quelque 700 coursiers à vélo qui travaillent essentiellement à Bordeaux pour Deliveroo et Foodora avec un statut d'auto-entrepreneurs et, depuis quelques semaines, pour UberEATS (voir notre reportage en pages 26 et 27). Cette initiative va permettre de négocier les contrats et d'essayer de faire reconnaître à ces travailleurs le statut de salarié en CDI. Ces livreurs demandent de meilleures conditions de travail, la reconnaissance et la dignité auxquelles ils ont droit, le droit à la négociation collective et à la représentation au sein de ces plateformes par la mise en place d'instances représentatives du personnel et l'obtention de garanties sociales collectives.
«Pour nous, c'est nouveau. » Loïc Notais, le responsable de la politique revendicative à l'union départementale CGT de Gironde, est conscient des enjeux posés par l'arrivée des coursiers à vélo au sein de la Bourse de Travail : « Arthur Hay est le premier à franchir notre porte, c'était en décembre, se souvient celui qui est aussi un militant aguerri de La Poste et des Télécoms à la CGT. On a discuté de ses conditions de travail, soulevé des questions juridiques à la lecture de son contrat de prestation de services, jusqu'à suggérer la requalification. Mais non, les revendications sont ailleurs. » La CGT girondine, avec le soutien de la fédération commerce et services et de celle des transports, met une salle à leur disposition. Objectif ? Ouvrir un espace de dialogue et de discussion avec ce salariat d'un type nouveau ; celui, déguisé, de travailleurs indépendants 2.0 liés à des impératifs imposés par des plateformes numériques. « L'idée, c'est d'abord de construire un collectif qui soit reconnu comme un interlocuteur, précise Loïc Notais. Un peu comme une instance représentative du personnel, animée toutefois par des auto-entrepreneurs qui tiennent à leur liberté et à leur indépendance et qui, souvent, ne veulent pas être considérés comme salariés. »
« Le CDI ? Ça nous paraît inaccessible », admet Maël Sinitzky, le responsable de la communication du syndicat CGT des coursiers à vélo de la Gironde, avant d'ajouter : « Deliveroo, Foodora, UberEATS et Allo Resto font ce qu'ils veulent avec nous. Coursier à vélo c'est un métier, le mien depuis un an. Puisque l'on nous impose de travailler sous le statut d'auto-entrepreneur, on aimerait avoir des contreparties pour pouvoir vivre de ce travail. » Le point de vue est partagé par la dizaine de personnes qui adhère et anime une forme d'organisation encore inédite en France dans le secteur : un syndicat. Il est mûrement réfléchi car, lorsqu'Arthur Hay pousse la porte de la CGT à Bordeaux, une plateforme revendicative existe déjà. Elle est le fruit d'une réflexion conduite par un collectif de coursiers à vélo qui s'est dissous depuis. Avec quatre de ses collègues, celui qui est désormais le secrétaire du syndicat a connu la fermeture de la plateforme Take Eat Easy en août dernier. Ensemble ils constatent, et dénoncent, les abus de leurs clients.
Toutes les possibilités autorisées par le droit et par le statut d'auto-entrepreneur sont utilisées pour déroger au salariat ou pour instaurer une dépendance qui précarisede plus en plus : « Les plateformes, aujourd'hui, recrutent à tour de bras et ce n'est pas un hasard, renchérit Arthur Petitjean. C'est clairement une stratégie destinée à répartir les parts du gâteau de la livraison de repas à domicile sur Bordeaux, et un moyen de tirer vers le bas les facturations et les garanties sociales telles que les ruptures de contrat ou la protection sociale. Un comble puisque, en tant que travailleur indépendant, en qualité d'auto-entrepreneur, c'est nous qui devrions fixer nos conditions et nos tarifs à nos clients ! »Une juste rémunération, de meilleures conditions de travail, la reconnaissance et la dignité résument les revendications principales de celles et ceux que les Bordelais voient stationner place Fernand-Lafargue notamment, le regard fixé sur des applications et prêts à partir dès qu'une demande est notifiée.
« Notre but aujourd'hui est de prouver que ce marché que nous représentons est viable en dehors de l'exploitation honteuse que nous font subir certaines plateformes », a prévenu le jeune syndicat CGT des coursiers à vélo de la Gironde dans un courriel adressé le 21 mars aux quatre plateformes bordelaises. « Mensonges, fausses promesses, intimidations, punition de l'engagement, changements soudains de nos conditions de travail ne seront plus tolérés. Si votre activité de plateforme doit perdurer, elle se fera dans le respect et dans le contentement de “vos” coursiers, sinon nous lutterons jusqu'au bout afin qu'à l'avenir nos collègues, sœurs, frères, camarades ne vivent pas dans la société que vous tentez de forger. Ce sera l'équilibre partenarial ou rien. »
Si les coursiers à vélo de la Gironde dé-chantaient, ils résistent et s'organisent : « Le syndicat porte les solidarités et les revendications de manière plus efficace ; et ce, afin d'affronter les plateformes, déclare Loïc Notais. Il a certes fallu adapter les statuts à ces travailleurs indépendants, jusqu'à définir un nouveau montant de cotisation : fixe et non plus proportionnel au salaire. Il faut aussi expliquer ce qu'est la CGT, affronter les a priori respectifs, les décalages en matière de culture syndicale et de militantisme. Mais les échanges d'idées et d'expériences permettent de faire avancer les débats ; y compris au sein de la confédération. »
La conquête d'un nouveau statut du travail salarié revient ainsi à l'ordre du jour des discussions. Tout comme l'idée d'une société coopérative et participative (Scop), qui recevrait d'ailleurs les faveurs des restaurateurs. « On arrive à avancer, conclut Arthur Hay. On n'est qu'une dizaine mais une dizaine déterminée, mieux organisée que jamais. » Les réunions s'enchaînent, tandis que les sollicitations se multiplient pour participer à des conférences dans les universités ou à des réunions publiques. Une permanence syndicale est également ouverte, tandis qu'une page Facebook et un groupe de discussion ouvert sur Slack existent.
Ève Scholtès
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