En 2017, les 28 États membres de l'Union européenne signaient, à l'initiative de la Commission, un socle européen des droits sociaux. S'il a permis, depuis, quelques timides avancées, l'essentiel reste à faire. Pour que cet engagement politique devienne réalité, les syndicats ont un rôle majeur à jouer
L'Union européenne serait-elle enfin en marche vers le fameux « triple A social » promis par Jean-Claude Juncker à son arrivée à Bruxelles en 2014 ? Réunis à Göteborg, en Suède, les chefs d'États des 28 pays ont tous accepté, en novembre 2017, de signer le socle européen des droits sociaux. Si ce document est loin d'être la première tentative d'intégrer une dose de social dans une construction européenne largement tournée vers le libéralisme économique, il faut remonter à 1989 et à la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs pour retrouver la dernière avancée sociale de cette ampleur à l'échelle du continent.
« Le projet de socle de la Commission balaie l'ensemble des sujets qui vous concernent », expliquait la CGT à l'époque dans un communiqué intitulé « une occasion à saisir ». Santé et sécurité au travail, salaires, équilibre entre la vie professionnelle et la vie privée, ou encore salaire minimum et pensions, le document liste 20 principes censés diriger dans les années à venir les politiques sociales des signataires. « C'est un progrès comparé aux années Barroso », se réjouit Peter Scherrer, secrétaire général adjoint de la Confédération européenne des syndicats, qui reste cependant prudent. « La balle est maintenant dans le camp des États membres, et là, je ne suis pas certain que nous assistions à des progrès massifs dans un futur proche. »
Une initiative vitale
pour l'Union européenne
Même son de cloche à la CGT. « Il ne faut pas compter des mille et des cents dessus », explique Denis Meynent, conseiller confédéral CGT et vice-président du groupe des travailleurs au Comité économique et social européen (CESE), « mais le socle a le mérite de mettre la question sociale à l'agenda politique de l'Europe ». Selon une étude menée auprès des membres du groupe des travailleurs du CESE, 74 % des sondés déclaraient être satisfaits du compromis atteint par le socle… malgré quelques réticences autour de l'applicabilité des principes.
Le succès de l'initiative est pourtant vital pour l'Union européenne. Elaboré en partie en collaboration avec les syndicats européens, le socle, dès sa genèse, devait répondre à trois objectifs majeurs. Il fallait, comme l'expliquait déjà, en 2013, Sofia Fernandes de l'Institut Jacques Delors, « compenser les effets de l'instauration du marché unique » et ainsi lutter contre les effets des déséquilibres entre États membres, « compenser les effets de la crise financière et des politiques nationales d'austérité » et enfin « garantir le soutien des opinions à l'intégration européenne et la légitimité démocratique de ce processus ».
« Une Union européenne divorcée des peuples n'a pas d'avenir », écrivait, au moment du sommet de Göteborg, Frédéric Imbrecht, du secteur international de la CGT, dans une tribune publiée dans Le Monde. « Nous avons besoin que l'Europe, dans notre quotidien, soit identifiée concrètement à la protection sociale. (…) Le jour où une augmentation de salaire sera obtenue grâce à l'Europe, nous n'aurons plus de soucis avec le populisme d'extrême droite ! » (voir encadré ci-contre)
Des obstacles à surmonter
Alors que l'Europe peine à se remettre de dix ans de crise, les dirigeants politiques commenceraient-ils à remettre en cause la politique de l'offre ? « Il suffit de regarder, en Europe, où sont les pays qui s'en sortent le mieux », propose Peter Scherrer, « ce sont les pays avec des syndicats et des droits sociaux forts. Les autres sont à la traîne. » Pour le syndicaliste, l'application des principes du socle permettrait à l'Union européenne de renouer avec la croissance durable.
Encore faut-il, pour cela, que ces principes deviennent réalité. « La grande difficulté sera de savoir de quelle manière faire valoir ces droits », prévoit Marie Dony, professeur de droit de l'Union européenne à l'Université libre de Bruxelles.
Bien que signé par les 28 États membres, le socle et les droits qu'il énumère ne leur sont, pour l'instant, pas opposables. Les thèmes pour lesquels l'Union européenne a compétence (voir encadré p. 28), doivent encore être transposés aux droits nationaux des 28. Cela nécessite un vote au Parlement européen et une majorité qualifiée au Conseil européen, mais aussi leur adoption par les parlements nationaux. « Cela peut prendre quatre à cinq ans », estime Marie Dony, d'autant que certains États traînent déjà des pieds, comme la France au sujet du projet de directive européenne sur le congé parental.
Un nouvel outil, le tableau
de bord social
Pour les domaines relevant de la compétence exclusive des États membres, le climat actuel d'euroscepticisme rend peu probables de futurs nouveaux transferts de compétences. La Commission entend alors miser surtout sur la soft governance, la gouvernance douce, en s'appuyant sur les « partenaires sociaux », mais aussi sur un nouvel outil, le « tableau de bord social. »
Ce tableau de bord devrait permettre à la Commission de repérer et de pointer du doigt les mauvais élèves. Après des années de recommandations visant à flexibiliser le marché du travail, une part de social devrait apparaître dans les « recommandations uniques » envoyées à chaque État membre en vue de la convergence économique et sociale. Reste encore à savoir ce que contiendra ce tableau de bord social. Le CESE propose déjà d'utiliser l'écart salarial entre femmes et hommes ou encore le taux de couverture par convention collective ou le taux de travailleurs pauvres afin d'évaluer « l'équité » des salaires à laquelle le socle fait référence.
« Seuls les volets économique et, surtout, budgétaire peuvent faire objet de sanctions », prévient cependant la juriste. « Ce tableau de bord social devrait être un tremplin vers la création d'une “procédure pour déséquilibre social”» contre les États réfractaires, revendique le CESE, comme il existe déjà une procédure pour déficit excessif ou pour déséquilibre macroéconomique. « Pour le moment, la seule sanction qui existe, c'est de dire : “ce n'est pas bien''», ironise Marie Dony, « certains États y seront sensibles, d'autres pas du tout ». Et ce, d'autant plus que ce pouvoir de contrôle est encore plus faible pour les États hors de la zone euro.
Le patronat vent debout
Reste alors, pour assurer l'application de la totalité du socle, le travail des « partenaires sociaux ». Peter Scherrer appelle les syndicats européens à « pousser des deux mains » : une main à Bruxelles, pour s'assurer que la Commission pèse réellement de tout son poids dans la défense des travailleurs et de ces principes, et l'autre dans leurs États respectifs, afin de maintenir le rapport de force. Mais, « hormis les Italiens, peu de syndicats ont cette réflexion visant à dépasser le cadre national pour discuter des conditions de travail », déplore Wolf Jäcklein, responsable du secteur international à la CGT.
Malgré tout, des options sont ouvertes. Les futures concertations tripartites à l'échelle européenne seront un rendez-vous important dans les prochains mois, souligne encore Scherrer. Au sein des entreprises multinationales ensuite, les conseils d'entreprises européens offrent un vecteur de convergence à l'échelle du continent, notamment via les conventions collectives d'entreprise. La création d'une autorité européenne du travail pourrait également permettre un meilleur contrôle de l'application des principes du socle.
Sans surprise, le patronat européen est vent debout contre le socle. Pour l'association patronale européenne, BusinessEurope, s'il faut effectivement « améliorer la convergence au sein de l'UE et de la zone euro », les pays européens ont « déjà une forte dimension sociale » et se focaliser « uniquement sur les droits sociaux n'est pas la bonne approche ». Inquiet du coût que pourrait avoir le socle, le patronat proposait, lors de son élaboration, de se concentrer davantage sur « la compétitivité de l'Europe à l'échelle du monde ».
Mise en place des fonds pour
le socle européen
« La mise en œuvre du socle ne sera pas bon marché », prévient le CESE qui en appelle au rôle de la Banque européenne d'investissement (BEI). Selon lui, il serait nécessaire d'allouer une partie du Fonds social européen (FSE), voire, lorsqu'un lien pourra être fait avec d'autres objectifs de l'Union européenne, notamment en matière de défense de l'environnement, une partie du Fonds européen pour les investissements stratégiques (FEIS). De plus, il faudrait, pour le comité, que le débat autour de la « règle d'or », pour les investissements publics à objectif social, soit rouvert et ce « afin d'assurer que les États membres aient l'amplitude budgétaire nécessaire à la mise en œuvre du socle européen des droits sociaux ».
En définitive, selon l'Observatoire social européen (OSE), les « partenaires sociaux » doivent bien comprendre que « le coût d'un dialogue social européen orienté vers des résultats est inférieur à celui d'une déconstruction populiste de Schengen et du marché intérieur. Pour le mouvement syndical, c'est aussi l'occasion de rappeler que, si construire l'Europe sans les Européens est voué à l'échec, construire l'Europe économique sans les travailleurs l'est tout autant ».