Comédienne à la solide formation classique, Yumi Fujimori témoigne d'une réalité assez occultée dans le monde culturel : la discrimination liée à l'origine. Un domaine où il est urgent de faire évoluer les mentalités.
Si certaines formes de discrimination – bien que proscrites par la Déclaration universelle des droits de l'homme – sont très visibles, d'autres sont beaucoup plus souterraines. Soit parce que les personnes discriminées en parlent peu, soit parce qu'elles ont trouvé, à l'intérieur de situations objectivement discriminantes, une « niche » qui leur permet de retourner cette discrimination aussi positivement qu'il est possible. C'est le cas de Yumi Fujimori dont les parents japonais francophiles choisirent de venir s'installer en France au milieu des années 1950 : « Mon père était interprète de conférences, professeur à l'Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales, Paris), traducteur et passionné de littérature française classique. Ma mère étudiait le japonais classique et rêvait de jouer la comédie. Ils m'ont sans doute beaucoup influencée. » Arrivés à Paris à l'époque ouverte et foisonnante où Saint-Germain-des-Prés donnait le la de la vie culturelle, les parents de Yumi partageaient un véritable amour de la culture française. « Lorsque j'ai commencé, petite, les cours de théâtre, j'ai, en quelque sorte, prolongé le rêve de ma mère et l'amour de mes parents pour la littérature française. » Formée à l'École nationale supérieure des arts et techniques du théâtre (alors située rue Blanche, dans le 9e arrondissement de Paris), d'abord en régie-administration puis en comédie, Yumi entre au Conservatoire national supérieur d'art dramatique où elle a comme professeurs Roger Mollien, Michel Bernardy et, pendant deux ans, Michel Bouquet. « Il y avait pour moi un enjeu personnel, la conquête d'une légitimité, car j'avais rencontré auparavant beaucoup de racisme, j'étais perçue comme différente, ce qui m'avait incitée à l'isolement, au repli sur soi. Le théâtre, la littérature, le texte, c'était aussi aller à la rencontre des autres. »
Un répertoire classique ou contemporain
Au théâtre, Yumi interprète notamment des pièces de Corneille, Racine, Molière, Shakespeare, Boulgakov, Thomas Heywood, mais aussi d'auteurs contemporains comme Elsa Solal, Michel Simonot, José Pliya, Dimitris Dimitriadis. Son premier contrat, alors qu'elle est encore élève rue Blanche, sera au Théâtre Antoine pour l'adaptation de la pièce de Leonard Spigelgass Le Pont japonais, avec Jacqueline Maillan et Marcel Cuvelier, dans une mise en scène de Gérard Vergez. « Ce fut l'une de mes rares incursions dans le théâtre privé. J'ai surtout joué, au théâtre subventionné, le répertoire classique – notamment Racine pour lequel j'ai une grande passion –, sous la direction de Roger Mollien, Pierre Debauche, etc. Puis j'ai abordé le répertoire contemporain avec Andrei Seban, Jacques Martial… »
À l'écran, la notion de “l'emploi” du comédien discrimine encore plus les acteurs “non blancs”Yumi Fujimori
Aujourd'hui, malgré cette solide formation, Yumi, sous le régime d'intermittente, n'a plus au théâtre qu'un engagement par an environ et se consacre essentiellement au doublage. « À l'écran, la notion de “l'emploi” du comédien enferme trop souvent dans une catégorie [jeune premier, ingénue, tragédien, comique, NDLR] et discrimine encore plus les acteurs “non blancs”. Il est difficile de faire évoluer les mentalités, pourtant chaque comédien possède une personnalité bien au-delà de son apparence. Au théâtre, cela dépend beaucoup des metteurs en scène et je ne veux surtout pas généraliser, car c'est un métier où les rencontres sont déterminantes. L'âge venant, pour une femme, c'est une double peine : des rôles où l'on vous demande d'être jeune et jolie, vais-je maintenant devoir attendre ceux où je jouerai les vieilles dames pleines de sagesse ? » Tentée un temps par l'aventure de la troupe, notamment autour de l'expérience du TNP de Jean Vilar, Yumi se souvient d'un « idéal enthousiasmant, mais ça ne s'est pas trouvé. J'ai une carrière faite de contrats successifs. »
Un vrai travail de comédienne
Dans le doublage, Yumi a trouvé un équilibre : « Je travaille régulièrement en doublage. Ça permet de tenir financièrement, car les cachets du théâtre ne sont pas suffisants, d'autant que ce sont souvent des petites formes : récits, lectures… » Mais là aussi, la comédienne est cantonnée… à doubler des actrices d'origine asiatiques ! Pourtant, la Pari-sienne qu'est Yumi, née en France, élevée dans la culture classique, s'exprime bien sûr sans accent puisque le français est sa langue d'origine et que sa formation personnelle et professionnelle lui donne une aisance et une élégance d'expression que beaucoup de Français depuis de nombreuses générations pourraient lui envier ! « En même temps, je suis contente de ce que je fais. Je me sens une fraternité avec les comédiennes d'origine asiatique, qu'elles soient américaines, chinoises, coréennes, japonaises… Il y a une identification, car je partage quelque chose avec elles, et j'adore ça, car c'est un vrai travail de comédienne. Mais si, d'une part, je trouve que c'est justifié, je sais aussi que ça me limite à une niche d'activité. Je ne crache pas dans la soupe, mais je suis aussi très heureuse quand on me propose autre chose. J'aimerais bien sûr plus travailler au théâtre. Je pense que pour les comédiens blancs existe aussi cette distribution selon le physique. C'est une solution de facilité. Le doublage est un travail gratifiant, mais la concurrence y est aussi rude. Et les contraintes y sont de moins en moins artistiques et de plus en plus budgétaires. Étonnamment, même le doublage peut amener une certaine popularité, une notoriété qui fait que c'est vous qu'on demande parce qu'on a apprécié le travail pour doubler telle ou telle comédienne. »
Ce que signifie se fédérer
S'agissant de l'intermittence, Yumi Fujimori précise que sa formation en régie-administration lui a permis « d'être plus informée que pas mal d'autres comédiens. Il y a aussi eu une transmission par mes aînés dans la profession, mais cela se perd car il y a une forme d'individualisme chez les artistes, renforcée par la précarité. » Elle déplore que le collectif soit de moins en moins important et l'isolement de plus en plus présent. « Il est important de s'informer, de comprendre ce que signifie se fédérer, construire une action collective, lutter contre la méfiance et les attaques contre le syndicalisme qui viennent de toutes parts. J'en ai vu l'importance lorsque le SFA-CGT a lutté pour la rémunération des droits de rediffusion. La lutte a abouti à une avancée, mais certains ont été grillés. Le syndicalisme était assez bien vu à une certaine époque, aujourd'hui il y a plus de méfiance. En même temps, je vois qu'au niveau de la fédération CGT du Spectacle, il y a une prise de conscience de la discrimination due à l'origine. Et je sais que les artistes discriminés sont aussi plus méfiants que les autres, ils ont peur d'être instrumentalisés, d'être trahis. Ils ne se sentent pas représentés et sont souvent en situation de souffrance et de faiblesse. On a aussi intériorisé cette réalité. La question d'être visible ou dans l'ombre, il faut du temps pour la comprendre. Je sais aujourd'hui que je me suis interdit des ambitions, que je me suis autocensurée, que je n'ai peut-être pas fait tout ce qu'il fallait pour être regardée autrement. »
Pour toutes ces raisons, Yumi participe au film de Laurence Petit-Jouvet La Ligne de couleur, qui va faire partie pendant neuf mois de la première grande exposition temporaire du nouveau musée de l'Homme à Paris, « Nous et les autres – Des préjugés au racisme » , qui démarre le 31 mars 2017. « En tenant compte de tout cela, il est assez délicat d'élaborer une revendication, car il faut partir des demandes de ceux qui sont concernés. Faut-il réfléchir en terme de discrimination positive ? De quotas ? Les choses évoluent très lentement, mais ça me fait plaisir quand j'entends Denis Gravouil, le secrétaire général de la fédération CGT du Spectacle, dire qu'il était grand temps de faire une autocritique sur ces questions. »
À voir, le site du Défenseur des droits