17 novembre 2018 | Mise à jour le 14 novembre 2018
Roland Gori. Le psychanalyste propose une réflexion sur l'origine et la nature du pouvoir macronien qui conjugue verticalité et néolibéralisme tout en maniant avec habileté la puissance du numérique. Ce grand entretien a été publié dans Ensemble !, le mensuel des adhérents de la CGT
- Roland Gori Professeur honoraire de Psychopathologie clinique à l’Université d’Aix-Marseille, Psychanalyste Membre d'Espace analytique. Initiateur avec Stefan Chedri de l'Appel des appels, il est l'actuel Président de l'Association Appel des appels.
Parmi ses ouvrages récemment publiés :
• La nudité du pouvoir, Comprendre le moment Macron (2018, Editions Le Liens qui Libèrent). Voir la présentation sur la page des éditions LLL
• Un monde sans esprit (2017, Editions Le Liens qui Libèrent). Voir la présentation sur la page des éditions LLL
•L'individu ingouvernable (2015, Editions Le Liens qui Libèrent)
• Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux? (2014, Editions Le Liens qui Libèrent)
• La Fabrique des imposteurs (2013, Editions Le Liens qui Libèrent)
• La Dignité de penser (2011, Editions Le Liens qui Libèrent)
• La folie évaluation. Les nouvelles fabriques de la servitude, ouvrage collectif sous la direction de Alain Abelhauser, Roland Gori, Marie-Jean Sauret, (2011, Les Mille et une nuits-Fayard)
• De quoi la psychanalyse est-elle le nom ? Démocratie et subjectivité (2010, Denoël)
• L'Appel des appels Pour une insurrection des consciences, ouvrage collectif sous la direction de Roland Gori, Barbara Cassin et Christian Laval, 2009, Les Mille et une nuits-Fayard
Comment qualifiez-vous l'arrivée au pouvoir d'Emmanuel Macron ?
Il est entré un peu par effraction dans le jeu présidentiel, sans parti, mais pas sans réseaux. Il l'a fait un peu à la manière du mouvement 5 étoiles italien. Son message, libéral et européen est bien sûr à l'opposé, mais ce qu'il propose est une démocratie réduite aux acquêts du numérique, où les tweets remplacent la confrontation des arguments et où le débat démocratique se résume au clic sur ordinateur! Macron est aussi un chanceux se saisissant des opportunités jusqu'à l'opportunisme : il a tiré avantage du discrédit de la parole politique des partis de droite comme de gauche. Mais son élection relève d'un malentendu, d'une illusion : comment celui qui incarne la figure même du libéralisme européen a-t-il pu être porté au pouvoir sur la base d'un désir d'en finir avec la technocratie de Bruxelles, les logiques sociales d'austérité…
Pourquoi avez vous titré votre ouvrage « la Nudité du Pouvoir » ?
Il s'agit d'une référence au conte d'Andersen. Deux tisserands font croire à l'empereur qu'ils tissent un habit fabuleux, magnifique. Mais ils ne fabriquent rien et affirment que seuls les imbéciles et ceux qui ne sont pas adaptés à leur fonction ne voient pas la ce vêtement invisible. L'empereur lui-même consent à croire à ces « habits qui n'existent pas ». Les escrocs parviennent à le convaincre de défiler dans son royaume recouvert de « ces habits qui n'existent pas », c'est-à-dire tout nu. Tous les courtisans, tous les sujets applaudissent par conformisme social et par lâcheté politique, les habits de l'Empereur. Seul un enfant peut s'écrier au milieu de la foule que «l'Empereur est nu » ! Ce qui fait frissonner les courtisans sans interrompre la procession. Ainsi en va-t-il du pouvoir : il n'obtient notre servitude que de la force des illusions et des croyances dont nous l'habillons. Macron a été capable de jouer le rôle d'un leader charismatique et providentiel en réussissant à aimanter les attentes collectives, les rêves de ceux qui ont cru en lui sans se rendre compte du paradoxe et des malentendus dont il était porteur. Paradoxalement il a surfé sur un désir de dégagisme et de démocratie qu'il a su confisquer à son profit, au profit des pratiques économiques et sociales dont les peuples ne voulaient plus.
Paradoxalement Emmanuel Macron a surfé sur un désir de dégagisme et de démocratie qu'il a su confisquer à son profit
Comment caractériser son exercice du pouvoir ?
Il exerce un pouvoir vertical, jupitérien permis par la constitution de la Vème République sans cesse révisée au profit d'un régime présidentiel. Jeune homme quasiment inconnu et sans parti il estime qu'il n'a de comptes à rendre qu'à « son peuple ». Il théorise cette position en disant que la démocratie est incomplète depuis la mort du Roi (« que le peuple français n'a pas voulu ») et qui n'aurait été occupée qu'à certains « moments » de l'histoire avec Napoléon et de Gaulle ; faut-il y ajouter Macron ? Le second pilier de son pouvoir réside dans la constitution d'une noblesse néolibérale d'État, formée de jeunes gens ambitieux, produits d'une hybridation de l ‘ENA et du privé. Une hybridation qui s'étend d'ailleurs à l'ensemble du public puisque le néolibéralisme n'est pas la suppression de l'État, mais la mise au service de l'État au profit des puissances financières. Pour y parvenir, Emmanuel Macron casse les protections sociales et tente de réduire le contre-pouvoir des corps intermédiaires : presse, syndicats, élus…Dans sa vision du monde l'économie doit prévaloir sur le politique et la justice sociale ne serait que le résidu de la réussite économique. Il favorise donc les hyper riches, et considère que l'entreprise est le seul modèle à adopter pour exister, pour les sociétés ( la nation start up) ou les individus (« il y a ceux qui font quelque chose et ceux qui ne sont rien »). Enfin, il y a la puissance des réseaux sociaux des industries culturelles, médiatiques et économiques. Les Marcheurs se sont servis du numérique pour capter les souhaits des gens afin de leur servir une habile rhétorique de propagande s'appuyant sur le fameux « en même temps ». Le risque est grand d'entrer dans une ère de gestion algorithmique des populations. Que devient la démocratie dans tout cela ?
Le risque est grand d'entrer dans une ère de gestion algorithmique des populations.
Vous évoquez aussi la question du travail, l'injonction des citoyens à s'autoexploiter…
Mon ami, l'économiste Bernard Maris disait : « quoi de mieux pour le capitalisme que de faire du sujet humain un exploiteur de lui-même ? ». Avec l'uberisation, l'on promeut les contrats de louage d'antan, en cela, le nouveau monde de Macron ressemble étrangement à celui du siècle passé ! L'on perd l'idée d'un travail artisanal, bien fait, dans une « solidarité d'atelier » pour tirer un maximum de profits d'un acte fragmenté, rationalisé que l'on peut accomplir. Cela est vrai à l'hôpital, à l'université, à l'école, dans la recherche, la culture, partout… De prestigieuses unités chirurgicales de CHU travaillent comme le Charlot des Temps Modernes, c'est-à-dire à la chaîne ! Cette taylorisation aboutit à transformer les services publics en services de la performance et induit une extrême violence subie par les individus isolés par le harcèlement des évaluations managériales, fragilisés par la précarité, prolétarisés par les nouvelles manières de travailler.
Macron qui se prétend être un rempart contre ces populismes incarne un populisme de l'Extrême Centre
Dès lors, que peut-il advenir ?
Je ne peux le dire, rien ne dit que nous ne connaitrons pas de mouvements sociaux en réaction. Nous vivons une situation de crise à l'échelle mondiale . Comme le disait Gramsci : « la crise c'est quand le vieux monde tarde à mourir , le nouveau monde tarde à naitre, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ». Des monstres incarnés par la montée des extrêmes Droites, la dislocation des régions du monde, les victoires des populismes nationalistes et xénophobes, ou l'élection de personnages comme Trump… Ces symptômes politiques révèlent une maladie de nos démocraties. Cette maladie tient à la contradiction des démocraties libérales entre leur composante démocratique (égalité) et leur composante libérale (lorsque la liberté se réduit à la liberté d'entreprendre). Il manque cette « fraternité » qui jusque-là grâce à l'État-providence , aux protections sociales, avait permis de les « réconcilier ». La mondialisation, le désistement des politiques en faveur des marchés, ont fait éclater ce fragile équilibre. Depuis quelque temps la crise de ces démocraties libérales aboutit à l'arrivée au pouvoir de forces politiques autoritaires, xénophobes, qui rappellent étrangement les heures sombres de notre histoire, ce que l'on appelle « l'orbanisation de l'Europe », en référence au hongrois Victor Orban. Macron qui se prétend être un rempart contre ces populismes incarne un populisme de l'Extrême Centre prisonnier d'une vision technico-financière du monde conduisant à un régime post-démocratique.
Rebâtir notre démocratie en péril grâce à un nouvel imaginaire social
Quels défis pouvons-nous relever ?
Il ne peut y avoir de liberté politique sans liberté sociale. Jaurès disait que la démocratie ne devait pas s'arrêter aux portes des usines, il ne suffit pas de changer de Constitution ou de gouvernement, sans modifier le rapport à soi, à l'autre, au travail au sein des entreprises. On ne peut pas rester sur l'héritage des grèves, des manifestations qui ont été formidables car nourries de l'histoire et du sacrifice de ceux qui nous ont précédé mais il nous faut nous renouveler. Réhabilitons la parole, en inventant des lieux où exposer la contradiction ! Les corps intermédiaires ont un rôle à jouer : créer les conditions pour savoir ce qu' ensemble nous pouvons faire ! Le numérique a son importance, non pas pour asservir la démocratie mais pour se mettre à son service. Il faut que les connexions débouchent sur du dialogue et des rencontres concrètes Objectons aussi aux protocoles d'évaluation qui sont les chronomètres des contremaitres d'antan et qui se sont étendus à tous les métiers : ouvriers, chirurgiens, professeurs… Si les puissances financières envisagent déjà la possibilité d'un régime post démocratique, il devient urgent de rebâtir la démocratie en péril grâce à un nouvel imaginaire social.