Un dictionnaire pédagogique libre et corrosif
En publiant Un dictionnaire inattendu de pédagogie, Philippe Meirieu invite les profs – et tous ceux qui s’intéressent à l’école – à réfléchir à ses enjeux sociaux... Lire la suite
Au départ, j'étais organiste, pianiste et je m'amusais à collectionner en tant que médecin, puis neurologue, des articles qui traitaient du cerveau et de la musique. Il y a trente ans de cela, il n'y en avait pas beaucoup et ce champ était embryonnaire. De fil en aiguille, cela commençait. Puis, j'ai eu la chance de rencontrer Boris Cyrulnik. J'étais interne à l'hôpital à Marseille où j'ai fait mes études pendant dix ans avec la fac à côté. Je me suis inscrit aux cours de sexologie de Cyrulnik, à cet âge on s'y intéresse beaucoup [rires]. Cyrulnik faisait des cours non pas sur le Kamasutra mais sur l'attachement.
À l'époque, il n'était pas encore connu, mais vous l'écoutiez deux heures et vous étiez conquis. C'est pour cette raison que je me suis rapproché de Toulon. Par la suite, il a été d'une grande gentillesse et m'a cédé toutes ses activités en clinique à l'hôpital de Toulon. Il n'a gardé que ses activités en cabinet. Et ce, avec grandeur d'âme, car il m'a donné tout cela en faisant croire que c'était moi qui lui rendais service. Ensuite, lorsqu'il a monté son diplôme d'éthologie, il m'a recruté pour faire musique, résilience et vieillissement. Aujourd'hui, c'est connu, mais à ce moment-là, on ne savait pas que la musique faisait du bien aux gens qui vieillissent et à ceux qui souffrent d'Alzheimer. Cela leur permet d'activer leurs souvenirs. Nous avons réalisé des travaux intéressants là-dessus, puis nous avons attaqué les arts visuels.
Si ça marchait bien avec la musique, alors pourquoi pas avec les peintures ? C'est comme cela que j'ai écrit mon premier livre Sérénade pour un cerveau musicien. Après, il y a eu le Portrait du cerveau en artiste qui concerne les arts visuels. J'y développe la notion d'empathie esthétique : comment on peut entrer dans une œuvre d'art et comment elle entre en nous. C'est cette découverte que, finalement, notre cerveau, lorsqu'il est face à une œuvre d'art, se comporte comme s'il était face à quelqu'un de vivant. Devant la Joconde, notre cerveau fonctionne comme si vous étiez devant Mona Lisa. Et lorsque vous écoutez une musique, vous activez les neurones qui cherchent le sens de ce qu'elle veut vous dire. Ce sont des artéfacts, mais vécus comme du biologique par notre cerveau. C'est une merveille pour notre vie. Une musique peut nous faire autant de bien qu'une rencontre. Une musique triste, si elle est belle, vous êtes moins triste après.
Au début du confinement, les éditions Hazan m'ont demandé d'écrire un livre sur les œuvres d'art ayant un lien avec le soin. Ça a été L'Art qui guérit, où je suis parti de l'homme préhistorique à nos jours. Dans le même temps, l'OMS a sorti une énorme étude qui regroupe 900 articles médicaux démontrant que l'art fait du bien à la santé. C'est-à-dire, la santé au sens de l'OMS, qui est d'être bien et heureux, et pas seulement exempt de maladie. En même temps, j'ai eu la chance d'être contacté par une psychologue sur Lyon, Laure Mayoud, qui a réussi à convaincre une doyenne de fac, un directeur d'hôpital, un chef de service. De sorte à pouvoir mettre des tableaux prêtés par des artistes, notamment Big Ben, qui fait du street art sur Lyon. Et puis des photographes dans des services de médecine interne. Il y a là des personnes très malades pour des temps longs. Si elles le souhaitaient, on accrochait l'œuvre d'art qui leur plaisait dans leur chambre.
Nous avons étudié cela en tant que psychologues et ça changeait tous les soins. Au lieu de parler de leurs perfusions ou de leurs douleurs, elles parlaient de l'œuvre d'art. Elles avaient un copain dans la chambre avec qui dialoguer. Et c'était bien aussi pour le personnel qui pouvait parler d'autre chose que strictement le soin. On a vu des infirmières revenir après leur service discuter de l'œuvre d'art avec leur patient. C'était des patients qui ne seraient jamais allés au musée autrement et qui pensaient que l'art était réservé à une élite. Ils pensaient en être exclus. Le fait de passer leur hospitalisation avec une œuvre, et comprenant que c'était pour eux, ça leur faisait plaisir.
Ce livre s'est fait parce qu'il y a eu les assises de la maternelle, il y a quelques années, et c'est Boris Cyrulnik qui s'en était occupé. Il m'avait demandé de m'intéresser à comment les enfants apprennent à parler grâce à la musique. Si vous allez dans un pays dont vous ne connaissez pas la langue, vous allez repérer qu'il y a un rythme, une segmentation, qu'il y a une mélodie. Et petit à petit, vous arrivez au sens. Vous partez du son au sens. Ça représente un des chapitres du livre. Comme nous l'avions fait chez les personnes âgées, ça pouvait être intéressant de voir de l'autre côté, chez les enfants, ce que ça pouvait donner. Et on trouve plein de choses. Il y a plus de 200 articles dans la bibliographie du livre. Cela montre les effets sur la mémoire, les effets sur la prise de décision, les effets purement intellectuels, et surtout les effets sur les émotions et sur le côté social. Si vous faites de la musique ensemble, vous êtes amis. On a montré ça avec des petits. Des enfants qui se sont balancés en rythme.
Si on balance le nounours dans le même rythme, ils vont préférer ce nounours. Une autre expérience avait été faite avec des vestes de couleur. Les uns avec une veste rouge, les autres une veste verte. Les enfants avaient tendance à jouer avec ceux qui avaient la même couleur de veste qu'eux. À partir du moment où ils jouent ensemble, les couleurs de veste ne comptent plus. De telles expériences peuvent s'extrapoler à plein d'autres choses. Et il y a l'expérience de Gustavo Dudamel, au Venezuela. Ce sont des enfants qui auraient pu sombrer dans la drogue, la violence, etc. et qui, grâce au Sistema*, s'en sont sortis. Nous avons eu la même chose en France avec la Philarmonie de Paris, qui a lancé cela. On a donné des instruments à des enfants afin qu'ils puissent jouer et constater leurs progrès sur le plan social et personnel.
Il y a les deux. Les enfants ont leur musique préférée. Ils suivent la musique des autres, vont échanger. Cela les soude tout en ayant leur propre individualité. Ils vont aimer telle ou telle musique qu'ils vont préférer aux autres. À la fois, ils réalisent qu'ils existent et font partie d'une communauté. C'est donc quelque chose d'exceptionnel. Le fait de pouvoir faire de la musique enfant peut éviter beaucoup de déboires. Il a été montré que les enfants qui font de la musique ensemble sont beaucoup plus soudés que ceux qui vont faire des jeux de société ou autres. Alors bien sûr, on peut écouter de la musique seul au casque, mais quand on a une musique qui nous plaît on n'a qu'une envie, c'est de la faire écouter à ses proches. Les ados qui vont au concert se filment maintenant pour montrer qu'ils sont au concert et pour le partager avec leurs amis.
Ce sont les 200 articles que j'ai lus qui m'ont servi à constituer le fond scientifique, mais à chaque fois j'essaie de mettre des vignettes, des histoires. C'est comme cela que Claude* y a mis son beau texte Louis XV, où il raconte ses débuts avec l'harmonica. Mon idée fondatrice est la suivante : on dit toujours que la musique est en amont du langage. On chante, on danse avant de parler. Or si elle est en amont, elle est plus proche de la pensée. Donc, lorsqu'on pense c'est un peu musical. On pense avec des idées, des émotions des concepts et pas avec des mots et des phrases détaillées. Lorsque la pensée ruisselle dans notre esprit, c'est quelque chose qui a à voir avec le musical. Le fait de faire de la musique pour les enfants, comme pour les adultes, ça peut, d'une part, les épanouir, donner un mieux-être et, en même temps, à mieux être et mieux penser. C'est donc grandir en musique pour mieux penser.
Il n'y a pas un peuple au monde qui ne fasse pas de la musique, cela fait partie de nous et nous en avons besoin. Et c'est ce qui faisait dire à Schopenhauer que nous sommes de la musique incarnée. Peut-être allait-il loin parce qu'il était musicien et jouait de la flûte, mais il n'a pas tort. Et il est vrai qu'on emploie souvent des termes musicaux dans les relations ; on s'accorde, on est sur la même longueur d'onde, etc. Je donne un autre exemple dans le livre, c'est celui des enfants de la Côte d'Opale, à Boulogne-sur-Mer. Ce sont des gens formidables avec des fermes qui accueillent des enfants de la DDASS. Et dans chaque ferme, il a été mis en place une activité artistique, notamment la musique. J'ai été invité une fois à leur gala de fin d'année scolaire en juin. Ce sont souvent des enfants qui ont été des victimes, et parfois parmi eux des bourreaux. Ils organisent un spectacle musical où ils sont tous unis. C'est quand même un grand moment, et on peut penser qu'ils s'en souviendront toute leur vie. Ces enfants qui étaient perdus, on leur ouvre l'esprit et c'est extraordinaire.
* El Sistema est une politique du ministère de la Culture du Venezuela qui a permis à chaque enfant désireux de jouer de recevoir un instrument et de se voir affecter un tuteur pour commencer jeune à jouer. Grâce au Sistema, le Venezuela, pays de 22 millions d’habitants, compte 500 000 jeunes pratiquant la musique classique au sein de 126 orchestres, ainsi que 36 orchestres symphoniques professionnels, 15 000 professeurs de musique et 136 centres de formation et conservatoires.
** Il s'agit de Claude Thomann, ancien secrétaire de l'union locale CGT de Saint-Ouen (93), qui était connu des militants de la Seine-Saint-Denis pour jouer de son harmonica sur les piquets de grève.
En publiant Un dictionnaire inattendu de pédagogie, Philippe Meirieu invite les profs – et tous ceux qui s’intéressent à l’école – à réfléchir à ses enjeux sociaux... Lire la suite
En France, chaque semaine, une quinzaine de personnes meurent, plus de 12 500 se blessent dans des accidents du travail. Une catastrophe sociale et financière que le livre de... Lire la suite