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Israël : « des employeurs se servent de cette guerre pour ne pas payer leurs salariés »

6 décembre 2023 | Mise à jour le 6 décembre 2023
Par | Photo(s) : AHMAD GHARABLI / AFP
Israël : « des employeurs se servent de cette guerre pour ne pas payer leurs salariés »

Un chauffeur de bus observant les manifestations anti corruption, le 9 mars 2023 à Tel Aviv

Le 27 novembre dernier, une centaine de syndicalistes venus du monde entier participaient à l'Université syndicale internationale organisée dans le Val d’Oise, pendant trois jours, par le Global Labour Institut (GLI). Au programme : syndicalisation des travailleurs informels, transition énergétique, mais aussi actions syndicales contre la guerre… L'occasion de rencontrer deux militantes du syndicat israélien Koach La-Ovdim, qui nous ont accordé un entretien, un mois et demi après les évènements du 7 octobre.

Koach La-Ovdim (pouvoir aux travailleurs) est un syndicat indépendant et démocratique créé en 2007, qui réunit près de 30 000 travailleurs. Comment avez-vous réagi à la suite des attaques du Hamas du 7 octobre ?

Tair Kaminer (à gauche sur la photo), du syndicat des conducteurs de bus : Après le 7 octobre, le pays était sous le choc. Nous ne pouvions plus faire notre job quotidien de syndicat, puisque les besoins fondamentaux des travailleurs palestiniens et israéliens avec lesquels nous travaillons n'étaient plus du tout satisfaits, et que leur sécurité même n'était pas garantie. En fait, tout le système s'est effondré.

Dana Katzir (à droite sur la photo) , du syndicat des enseignantes en garderie publique et subventionnée et des enseignantes en maternelle : Toutes les organisations se sont effondrées. Chez nous, dans les maternelles, c'était pareil. Il y avait beaucoup d'anxiété. Beaucoup de gens étaient partis rejoindre les rangs de l'armée, laissant leurs familles désemparées. Beaucoup de gens étaient en deuil.

Tair : Il n'y avait pas d'école, les hôpitaux étaient débordés. Au début, on a aidé les travailleurs qui vivaient dans les villes proches de la frontière à trouver des endroits où aller. On parlait aux travailleurs dans le sud et dans les zones de guerre et cherchions comment les aider pour satisfaire les besoins de base. On a mis deux semaines avant de pouvoir recommencer à faire du syndicalisme, c'est-à-dire à faire respecter les droits des travailleurs, ce qui n'allait pas de soi. Beaucoup d'entre eux n'avaient pas travaillé pendant cette période troublée. Il fallait déjà s'assurer qu'ils recevaient quand même un revenu.

Dana : Pendant les quinze premiers jours, on a mis de côté l'agenda sur les négociations professionnelles et les luttes en cours ; la priorité était de s'assurer de la santé et des conditions de survie des salariés impactés par les évènements du 7 octobre. La guerre a tout stoppé, et on s'est concentrés sur les problèmes concernant les travailleurs palestiniens et  juifs sur les lieux de travail, leur sécurité physique et mentale et le maintien de leur salaire.

Après cette période de choc, comment vous positionnez-vous envers la guerre ? Quid des syndiqués?

Dana : En Israël, la droite populiste s'est beaucoup renforcée au détriment de la gauche, ces dernières années. Cela explique qu'une grande partie de nos adhérents, dans la classe ouvrière, soit liée à la droite populiste. Même si la plupart du personnel de Koach La-Ovdim est contre la guerre et condamne les dommages et les morts causés par Israël, on ne peut pas, aujourd'hui, faire de déclaration publique. Il nous faut donc parler avec nos adhérents, tenir avec eux un discours complexe au sujet de la situation politique et leur faire comprendre que la guerre dessert tout autant les travailleurs palestiniens et israéliens.

Tair : L'opinion publique est actuellement contre la dénonciation du gouvernement. Durant les premiers jours après le début de la guerre, les manifestations qui prônaient des négociations pour l'échange des otages subissaient déjà des représailles brutales de la police. Je ne parle donc même pas des manifestants pour un cessez-le-feu ou pour l’arrêt de la guerre. Dans notre syndicat, les gens disaient que leurs droits allaient être attaqués, mais qu'ils allaient prendre part à  « l'effort national » et qu'ils ne pouvaient pas critiquer le gouvernement. Beaucoup d'entre eux travaillent dans des secteurs qui ont été privatisés comme par exemple, les transports en commun. D'ores et déjà apparaissent des tensions liées à la perte de droits sociaux. Nombre d'employeurs privés se servent maintenant de cette guerre pour ne pas payer leurs salariés, prétextant qu'ils ne sont plus correctement subventionnés par l'État et que donc ils ne peuvent plus payer les salaires. Et l'on se retrouve à devoir convaincre les salariés de ne pas renoncer à réclamer leurs droits – car une partie d'entre eux s'interdisent de manifester contre le gouvernement, « union nationale » oblige. Bien sûr, nous avons aussi des syndiqués palestiniens qui ne partagent pas du tout ce sentiment. Il nous faut donc trouver un équilibre, et c'est pour cela qu'on ne peut pas faire de déclaration publique, car on craint de perdre une partie de nos adhérents.

Dana : Il ne s'agit pas seulement de perdre des adhérents mais surtout de perdre leur confiance. C'est avant tout une histoire de respect de la démocratie. Ce sont eux qui décident de tout, et on ne peut pas faire de déclaration en leur nom.

Votre organisation est donc en proie à la division ?

Dana : La grande majorité de nos syndiqués appartiennent à la classe ouvrière, et ne sont pas contre la guerre. En-dehors des universitaires et des intellectuels, dire son opposition à la guerre est difficile actuellement. Il nous faut réfléchir. Si on se pose seulement en victime, tout acte est justifié pour venir à bout de la menace du Hamas – et on nie toute responsabilité de ce qui est fait à Gaza. Si on n'est vu que comme l'agresseur, alors ce que le Hamas a fait est justifié… On doit donc se poser la question de nos responsabilités et les choses sont très complexes. Si on dit « non » à la guerre, on est assimilés à ceux qui ne prennent pas la mesure de ce qui nous est arrivé, alors que le pays traverse une crise sans précédent.

Tahir : La gauche a négligé la classe ouvrière, et c'est pour ça que la droite populiste a beaucoup progressé. La gauche est perçue par les travailleurs comme un allié de la bourgeoisie. La conséquence, c'est une dépolitisation des syndicats, sommés de « simplement » s'occuper de la défense des droits des travailleurs. Pour notre part, nous faisons tout notre possible, au contraire, pour expliquer que toute démarche revendicative est politique. Koach La-Ovdim est connu pour être une organisation de gauche, mais c'est un défi, pour nous, à chaque fois qu'on essaie de reconstruire le lien entre la classe ouvrière des Juifs Mizrahim (venus de Maroc, Tunisie, Syrie, Irak) et les Palestiniens, par exemple. De la même façon qu'on a du mal à convaincre nos adhérents – parce qu'ils jugent cela trop politique – de se mobiliser contre la réforme judiciaire portée par le gouvernement (mais actuellement suspendue), qui pénalisera non seulement la justice, mais aussi l'action syndicale.

Dana : Les seules mesures que notre organisation combat aujourd'hui en son nom (conformément aux votes de son assemblée) sont celles qui fragilisent l'action syndicale et la syndicalisation. Alors même que, depuis le début, la plupart des militants du syndicat avaient bel et bien combattu cette réforme dans son ensemble. De fait, nous nous sommes rendus compte que notre organisation n'était politiquement pas prête à répondre aux enjeux complexes qui nous tombaient dessus.

Tahir : Nous nous sommes mobilisés contre les mesures gouvernementales qui visent à réduire le droit de grève et à supprimer l'obligation d'être syndiqué, ce qui signifierait un très probable déclin des syndicats. Mais c'était déjà très tendu, à l'intérieur de l'organisation, entre les membres qui souhaitaient qu'on se positionne totalement contre cette réforme et ceux qui disaient que ce n'était pas notre rôle. Aujourd'hui, la situation a tellement évolué que les Palestiniens ne penseraient même pas à demander à Koach La-Ovdim de prendre position contre la guerre.

Dana : Nous avons fait des propositions alternatives à la réforme du gouvernement et nous sommes allés voir des parlementaires en les enjoignant de s'engager contre celle-ci. Ayant bien compris qu'il était difficile de parler politique à nos adhérents, nous avons décidé de miser sur l'information, la pédagogie et le débat autour de ces sujets. Histadrut [le syndicat « historique », créé en 1920, qui compte quelque 700 000 membres, NDLR] était globalement et publiquement contre la réforme judiciaire ; mais pour notre part, nous ne considérons pas qu'il s'agisse d'une organisation démocratique.

Tahir : Pour certains travailleurs palestiniens, lutter contre la réforme judiciaire n'avait pas de sens ; en effet, l'idée était qu'il fallait sauver la démocratie israélienne alors que pour eux, cette démocratie était déjà inexistante. Lutter pour préserver le droit de grève avait davantage de sens.

Avez-vous des contacts avec des syndicats palestiniens ?

Tahir : On travaille avec MAAN [syndicat palestinien indépendant de défense des droits des travailleuses et travailleurs palestiniens, NDLR], qui concerne plus directement les travailleurs de Cisjordanie et de Jérusalem Est ; à Jérusalem, on travaille aussi avec des ONG, afin d'aider les travailleurs palestiniens de Jérusalem à passer les check points pour entrer depuis les territoires palestiniens, ce qui actuellement peut durer des heures… L'autre sujet, ce sont les gardes à vues liées à la publication, sur les réseaux sociaux, de messages à caractère politique

Dana : Il y avait de fortes tensions entre employés palestiniens et israéliens sur certains sites Internet, car le moindre message d'un Palestinien sur la guerre lui valait d'être tout de suite accusé de soutenir le Hamas et les tueries de Juifs, et supposait qu'allait s'ensuivre une convocation de son employeur pour un entretien préalable de licenciement. On a réussi à en faire annuler certains mais pas tous. Des gens ont été licenciés. Beaucoup de parents, par exemple, ne voulaient plus de Palestiniens travaillant dans les maternelles avec leurs enfants ; ailleurs, certains salariés refusaient de travailler avec des Palestiniens, lesquels sont clairement discriminés. Des employeurs ont eu recours à des congés sans solde pour deux mois, sans explication ni de l'employeur lui-même ni des services administratifs concernés. C'est ce qui nous a décidé à déposer des préavis de grève pour réclamer le respect des droits des travailleurs.

Tahir : La majorité des conducteurs de bus sont des Palestiniens qui subissent beaucoup de violence. Que ce soit de la part des orthodoxes qui ne voient pas d'un bon œil la mixité qui s' opère de fait, que ce soit de la part de la jeunesse palestinienne pour qui les bus représentent l'Etat israélien ou que ce soit simplement de la part des passagers pour qui c'est le seul contact avec des Palestiniens…