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Nouvelle-Calédonie : le processus de décolonisation remis en cause

29 février 2024 | Mise à jour le 29 février 2024
Par | Photo(s) : Delphine Mayeur / AFP
Nouvelle-Calédonie : le processus de décolonisation remis en cause

La Nouvelle-Calédonie détient 25% des ressources mondiales de nickel

Invoquant un besoin de « démocratie », Paris, veut, à travers deux projets de loi, modifier le corps électoral et reporter les élections provinciales en Nouvelle-Calédonie. Il s'agit concrètement de donner le droit de vote aux Calédoniens natifs à partir de 18 ans, ainsi qu'aux personnes présentes sur le sol de l'archipel depuis au moins 10 ans. Un dégel qui ajouterait 25 000 personnes au corps électoral, selon le gouvernement, soit près de 10% de la population du Caillou. Pour les indépendantistes, c'est « la fin du processus de décolonisation amorcé il y a plus de trente ans et le retour aux pratiques éprouvées de minorisation du peuple Kanak ». Entretien avec Rock Haocas, vice-président de l'organisation syndicale USTKE, présent en France métropolitaine pour évoquer ces sujets.
Pourquoi la question du dégel du corps électoral est -elle un sujet aussi sensible ?

Nous avons trois corps électoraux en Nouvelle Calédonie. Il y a la liste électorale générale qui permet de voter aux élections nationales (municipales, législatives, présidentielle et européennes) – comme dans l'Hexagone –, il y a la liste électorale spéciale provinciale, c'est une élection locale spécifique qui permet de voter pour l'élection des membres du congrès et des assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie, et puis il y a une liste réservée aux référendums. On a donc trois listes. La particularité de la liste électorale provinciale c'est qu'elle permet d'élire les élus locaux qui vont diriger le pays pour faire simple. Aujourd'hui nous les indépendantistes sommes au pouvoir; mais si la droite locale l'emportait, ce serait un gouvernement pro-français. Si le droit de vote était donné aux Calédoniens natifs à partir de 18 ans, ainsi qu'aux personnes présentes sur le sol de l'archipel depuis au moins 10 ans, cela modifierait les équilibres locaux. En clair, cette directive de dégel va noyer la population Kanak – ce qui est déjà le cas depuis un certain temps mais qui va s'aggraver – en faveur d'une gouvernance pro française.

Il ne s'agit pas seulement de tuer la revendication kanake, mais aussi, au fil du temps, d'éteindre localement, petit à petit, la population kanake.
Vous craignez que ce dégel du corps électoral entraîne une mise en minorité, de fait, des électeurs kanaks et calédoniens ?

 

Oui. Et le futur gouvernement sera chargé de mettre en place un référendum qui, lui-même, fixera les modalités d'un nouveau référendum sur l'indépendance. En fait, il ne s'agit pas seulement de tuer la revendication kanake, mais aussi, au fil du temps, d'éteindre localement, petit à petit, la population kanake. Ils décideront des choses qui vont dans leur sens, que ce soit la politique de l'emploi, la politique du logement et même, on le craint, pour la question des terres. Des terres qui sont encore, à l'heure actuelle, régies par le droit coutumier kanak. Car la Nouvelle-Calédonie, [qui fait partie de l'Association des pays et territoires d’outre-mer de l’Union européenne, a des liens particuliers à la terre. Or, nous risquons d'être viré de nos espaces naturels pour construire des hôtels etc… Il y a donc à la fois un risque politique mais aussi un risque social, sociétal, un risque de destruction d'un peuple.

Le président de la République Emmanuel Macron met sur la table la continuité territoriale, il propose d'aider au financement des coûts de l'énergie nécessaire à l'exploitation des mines de nickel. Est-ce une bonne nouvelle pour les travailleurs ?

Oui. Après il faudrait savoir pour quels travailleurs et puis dans quel objectif. Si c'est juste pour travailler et gagner de l'argent, on peut aussi bien aller dans un autre pays. Mais nous avons un autre modèle à construire localement, un modèle différent du modèle capitaliste ou d'un modèle occidental. On est quand même au beau milieu du Pacifique, avec d'autres façons de vivre. Il y a deux chantages, dans cette proposition de soutien financier. Le premier, c'est que, sous couvert de récupérer nos ressources, on va augmenter la production pour l'exportation au lieu d'orienter notre économie vers les besoins de la population locale. Et la deuxième chose, c'est que c'est un moyen d'orienter ces exportations vers des usines en Europe alors qu'aujourd'hui, elles se font principalement vers l'Asie. Quant à la question de l'énergie, c'est également un chantage, parce que subventionner l'énergie carbone n'est pas non plus une bonne solution. Si on parle d'énergie, il faut plutôt réfléchir à des énergies renouvelables. Mais en fait, pour l'instant, tout tourne autour du Pacte nickel [qui consiste à sauver les nombreuses entreprises de nickel de la Nouvelle-Calédonie, NDLR]. L'obtention de leur aide, en réalité, est conditionnée à la signature de ce pacte. Et je soupçonne qu'au-delà de cela, ils souhaitent que nous approuvions aussi un accord politique en parallèle du Pacte nickel.

Comment interprétez-vous les dernières propositions d'Emmanuel Macron ?

C'est une recolonisation. Jusqu'à aujourd'hui, on est vraiment dans les pourtours de l'autonomie. On n'est plus qu'à un pas de l'indépendance. Si on ouvre le corps électoral, on revient 30-40 ans en arrière et on est proche de l'absorption du peuple Kanak par une population de près 70 millions de Français. C'est un retour en arrière colossal.

Quelles en sont les raisons d'après vous ? Est-ce que c'est stratégique, économique, environnemental ?

On parle beaucoup de l'exploitation du nickel mais il y a aussi les fonds marins. Quand le président de la République est venu chez nous en juillet dernier, il disait que la France serait moins belle sans la Nouvelle-Calédonie. En fait, sans la Nouvelle-Calédonie, la France serait surtout moins forte. Parce que sa puissance internationale en termes de géopolitique, ce sont ses « colonies ». Déjà, de s'être fait jeter d'Afrique a quelque peu fait baisser l'influence de la France, y compris vis-à-vis des pays européens. Alors toucher aux « colonies », sachant que la France est la deuxième plus grande superficie maritime mondiale derrière la Russie ! Si on enlève les îles du Pacifique et en particulier la Polynésie (parce que si la Nouvelle-Calédonie devient indépendante, la Polynésie va suivre derrière), si on enlève ne serait-ce que ces deux-là, la France n'est plus que la 101e superficie maritime. Or, c'est d'un grand intérêt, pour la France, ce statut maritime : c'est une position d'influence.  Il faut savoir aussi que la France détient des îles éparses inhabitées, mais qui sont comptabilisées dans son patrimoine. Nous, ce qu'on souhaite, c'est une décolonisation réussie avec un partage équitable des richesses et un nouvel accord de pays à pays. On a cru, quand on était étudiant, à la liberté, l'égalité et la fraternité ; maintenant on se rend compte que ce n'est pas vraiment le cas. En tout cas ce n'est pas ce qui se passe chez nous : on est encore une colonie. Décolonisés, on pourrait développer des partenariats d'égal à égal, dans une logique gagnant-gagnant.

Je pense que la situation peut s'embraser si on dit à un Kanak qu'il doit partir de chez lui parce qu'on va construire un hôtel à la place.
Quels sont les grands enjeux pour les travailleurs aujourd'hui ?

L'USTKE, c'est l'union syndicale des travailleurs Kanak et des exploités. La priorité, pour beaucoup de Kanaks, est de trouver du travail car pour l'instant on reste encore à l'écart de l'emploi. Il y a bien encore une forme de discrimination à l'emploi, masquée par des concours, par des jurys, etc. On réclame que les travailleurs soient formés, qu'ils puissent accéder à tous les postes, et évoluer vers des postes à responsabilités. Il faut localement obtenir un rééquilibrage et du travail pour l'ensemble des jeunes Kanaks, ce qui n'est pas le cas pour l'instant. En bas de l'échelle on trouve des Kanaks mais plus on monte et moins on les trouve, ils ne sont donc pas décideurs chez nous. Ensuite, il faut changer notre modèle de société. Le système capitaliste s'est imposé au pays via la colonisation. Nous avons des pistes de réflexion, par exemple sur la souveraineté alimentaire et la souveraineté énergétique. Il y a la question de l'école, de l'éducation. Alors que nos diplômes pour l'instant sont les diplômes de l'Hexagone, il faudrait qu'on puisse faire les choses à notre façon – sans pour autant nous replier sur nous-mêmes. On peut très bien construire un modèle qui ressemble aux gens du pays et qui permette aussi d'être, de se sentir libre chez soi.

Si la loi constitutionnelle organique venait à passer, que se passerait-il ?

Eh bien on perdrait tout ce qu'on a parcouru depuis près de 40 ans. Tout serait télécommandé depuis Paris. Et sur l'île, ce serait très dur. On va gérer mais ça va être très compliqué le jour où ça va être voté. Et compliqué aussi au moment de la mise en place. Je pense que la situation peut s'embraser si on dit à un Kanak qu'il doit partir de chez lui parce qu'on va construire un hôtel à la place.