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LIVRE

La littérature du réel

27 mars 2015 | Mise à jour le 14 mars 2017
Par | Photo(s) : DR
La littérature du réel

«“Raconter la vie” est la communauté de ceux qui s'intéressent aux autres»… et qui en font un livre ! Inconnus ou gens de lettres y prennent la plume à égalité et leur récit fait sens et société. Pour tous ceux qui ne verraient pas d'emblée le lien intime et puissant que la culture entretien avec la vie sociale, professionnelle et politique, le projet de Pierre Rosanvallon «Raconter la vie» s'impose comme une démonstration éclatante, dont il a été largement fait écho dans les pages de La Nouvelle Vie ouvrière (Cf. NVO n° 3521 à 3524) et sur www.nvo.fr (*)

Pour Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France et grand historien de la démocratie, cette «entreprise indissociablement intellectuelle et citoyenne, “Raconter la vie”, vise à constituer par les voies du livre et de l'internet l'équivalent d'un Parlement des invisibles pour remédier à la mal-représentation qui ronge le pays».

Paroles brutes ou émanant de professionnels de l'écrit y sont également bienvenues car «Raconter la vie» est «la communauté de ceux qui s'intéressent aux autres». Une démarche dans laquelle les bénévoles et militants syndicaux ne peuvent donc que se reconnaître…

D'autant qu'anonymes ou écrivains amateurs peuvent y côtoyer à égalité des «gens de lettres». C'est ainsi que « Regarde les lumières, mon amour », de la romancière Annie Ernaux, voisine avec « Moi, Anthony, ouvrier d'aujourd'hui » où un jeune anonyme, ayant décroché du lycée à 16 ans, découvre la précarité du monde du travail. Ou encore « Marchands de travail », de la journaliste Lucie Tourette et du sociologue Nicolas Jounin sur les «commerciaux d'intérim» qui «vendent aux entreprises du bâtiment une marchandise qui ne leur appartient pas, la force de travail des ouvriers.»

Parfois aussi le ton est plus léger, ouvrant une porte vers l'espoir comme dans « L'esprit d'équipe », où Emilie Doré donne la parole à des jeunes pratiquant le rugby. Ou franchement drôle, décalé et néanmoins pertinent tel « Dans la machine », où Billy Bob raconte avec beaucoup d'humour son expérience d'intérimaire dans une usine de fabrication de biscottes…

«La culture ne s'hérite pas,
elle se conquiert»

André Malraux

La présence dans ce projet d'Annie Ernaux ne surprendra pas ses lecteurs, que l'auteure a habitués à un récit autobiographique qui tend à l'universel. Plus surprenant est ce qu'elle a choisi d'explorer: le centre commercial des Trois Fontaines à Cergy (Val-d'Oise) où elle se rend régulièrement.

Elle a choisi un mode narratif simple: «Pas d'enquête ni d'exploration systématiques donc, mais un journal, forme qui correspond le plus à mon tempérament, porté à la capture impressionniste des choses et des gens, des atmosphères. Un relevé libre d'observations, de sensations, pour tenter de saisir quelque chose de la vie qui se déroule là.»

Centres commerciaux et autres hypermarchés, bien que lieux où se croise une bonne part de la population (sauf les plus riches…), ont en effet fort peu «fait littérature» en France. Seul précurseur d'envergure, le regretté auteur de romans noirs Michel Lebrun avec « Le géant » (Rivages) où le personnage central du livre était un hypermarché…

Avec Annie Ernaux, la promenade au centre commercial est utilitaire – faire des provisions – mais aussi prétexte à capter une ambiance, des attitudes (aussi bien celles des clients que des employés) qu'elle émaille de réflexions plus sociologiques témoignant que le centre commercial tient «son rôle dans l'accommodation des individus à la faiblesse des revenus, dans le maintien de la résignation sociale».

Elle y constate aussi que la société de consommation, dans sa course décérébrée au profit à court terme, élimine rapidement tout ce qui n'entre pas dans la sphère du «paraître» mais aussi tout ce qui peut créer du lien, générer de la réflexion – germe possible de toutes les rébellions: Ainsi, «le seul café, Le Troquet, le cinéma Les Tritons et la librairie Le temps de vivre» ont disparu.

Dans ce monde artificiel et clos où «l'avoir» règne en maître et où «l'être» n'a pas sa place, Annie Ernaux décrypte les messages trompeurs de séduction, d'injonction, bref, de fabrication du consentement d'un consommateur prié de dépenser en réfléchissant le moins possible.

(*) Raconter le travail : Ligne 11

 

Regarde les lumières, mon amour,
de Annie Ernaux.
Éditions du Seuil, Raconter la vie,
2014, 76p., 5,90 euros

 

Tous les livres de la collection coûtent,
dans la version papier, 5,90 euros,
et 2,99 euros dans la version ebook.