Nouveau massacre chimique
Après un nouveau massacre à Khan Cheikhoun, dans la région d’Idleb, le peuple syrien continue de subir les conséquences de l’impunité dont jouit le régime. Lire la suite
La Turquie a lancé mercredi 9 octobre son offensive militaire contre les forces kurdes du Nord-Est de la Syrie. Cette nouvelle guerre, favorisée par le retrait américain de la zone et redoutée depuis des mois, vise officiellement à réduire à néant les Forces démocratiques syriennes (FDS) dominées par les Kurdes et à installer une zone dite « tampon » ou « de sécurité » en Syrie à la frontière syro-turque.
Menaçant directement toutes les populations de la région, cette nouvelle offensive, menée en violation du droit international, rebat également les cartes dans le pays où le régime de Bachar al-Assad compte asseoir durablement son pouvoir après huit ans de guerre contre les forces démocratiques, où l'Organisation de l'État islamique espère un nouveau souffle, et où des puissances régionales et internationales s'affrontent depuis plusieurs années au détriment des populations.
Le 7 octobre, Donald Trump a annoncé le retrait des soldats américains du nord de la Syrie, contre l'avis du Pentagone. Le 13, le chef du Pentagone Mark Eper a également annoncé le retrait d'environ 1000 soldats américains au nord de la Syrie (soit la quasi-totalité de ses forces). Les membres de la coalition contre l'Organisation de l'État islamique (OEI), comme la France, ont dès lors indiqué qu'elles ne pouvaient assurer dans ces conditions la sécurité de leurs forces et annoncé leur repli.
Déjà, en décembre 2018, Donald Trump avait annoncé unilatéralement le départ de ses troupes (alors 2000 GI's) avant de renoncer, provisoirement.
Dès le 9 octobre, le président turc Recep Tayyip Erdogan a annoncé une nouvelle opération militaire en Syrie, baptisée « Source de paix ». Aux bombardements succède très vite l'engagement terrestre.
Les forces kurdes des Unités de protection du peuple (YPG), qui ont installé une relative autonomie de fait dans la région, sont officiellement la cible d'Ankara. En mars 2016, les Kurdes de Syrie sont notamment parvenus à créer la Fédération autonome du nord de la Syrie, ou Rojava, rejoints par la population de plusieurs villes ou cantons, comme Afrin, Cizre ou Kobané et où ont été accueillis de nombreux réfugiés d'autres régions syriennes. Soutenus par les Occidentaux dans leur combat contre l'Organisation de l'État islamique, ces Kurdes sont qualifiés de terroristes par le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan.
Il s'agit de la troisième offensive turque dans la zone depuis 2016. Ainsi par exemple de celle lancée en janvier 2018 contre la province d'Afrin. La hantise d'Erdogan : la constitution d'une continuité territoriale entre le Rojava et la région kurde de Turquie. Le régime syrien (alors occupé à écraser les forces démocratiques et les rebelles de la Ghouta, près de Damas) n'avait alors guère protesté, satisfait des difficultés kurdes et de la mise à mal du projet démocratique du Rojava.
Le pouvoir turc souhaite ensuite établir une « zone tampon » ou « zone de sécurité » de 32 km de profondeur en Syrie, à la frontière turco-syrienne. Le modèle : la zone occupée par Israël au Sud-Liban de 1982 à 2000. Ankara pourrait transférer dans cette « zone » sous contrôle une partie des 3,6 millions de réfugiés syriens actuellement en Turquie.
Pas défavorable à l'annexion de certains territoires syriens, Recep Tayyip Erdogan joue aussi en interne la carte nationaliste face aux exigences démocratiques et aux revendications économiques et sociales d'une part de la population turque…
Le peuple kurde est principalement réparti, territorialement, sur quatre États : la Turquie, l'Irak, l'Iran et la Syrie.
À l'issue de la Première Guerre mondiale, les États européens se répartissent les territoires de fait colonisés, en particulier au Proche-Orient. Le traité de Sèvres conclu en 1920 dépèce l'Empire ottoman au profit de ses voisins et envisage la création d'un Kurdistan indépendant. Le dirigeant nationaliste turc Mustafa Kemal, en quête de soutiens pour récupérer l'Anatolie, laisse lui aussi espérer aux Kurdes la création d'un État des Turcs et des Kurdes.
Mais le traité de Lausanne de 1923, qui divise le Proche-Orient, néglige cette promesse d'État kurde. Le Royaume-Uni met la main sur l'Irak et la Palestine, la France sur la Syrie et le Liban, dans le mépris du droit des peuples à l'autodétermination. Dont celui du peuple kurde. Celui-ci n'a eu de cesse de revendiquer son indépendance. Mais les organisations dont il se dote, leurs luttes et leurs stratégies sont liées à la situation spécifique des États où ils vivent, tandis que leurs alliances les amènent parfois même à s'opposer.
Partout, leurs velléités d'autonomie voire d'indépendance subissent une lourde répression. C'est le cas en Iran (où avec 6 à 7 millions de personnes ils représentent 8 à 10 % de la population), en Turquie (15 millions de personnes soit 20 % de la population), où la lutte armée entre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et l'armée turque a fait plus de 40 000 morts, ou en Syrie (2 millions de personnes, soit 9 % de la population). Le cas irakien est particulier : après des années de répression dont les bombardements aux gaz chimiques d'Halabja en 1988, faisant des dizaines de milliers de morts, les Kurdes ont soutenu l'invasion américaine de 2003. Ils ont obtenu une grande autonomie inscrite dans la Constitution irakienne de 2005.
En mars 2011, le peuple syrien, après ceux de Tunisie et d'Égypte, a manifesté dans la rue son espoir de changement, sa volonté de mettre un terme à un régime prédateur et dictatorial au pouvoir de père en fils depuis quelque 40 ans. L'emprisonnement, la torture et l'assassinat dans les prisons de Deraa de jeunes adolescents ayant écrit sur les murs de la ville leur désir de liberté a décuplé ces exigences populaires et la population syrienne, toutes confessions rassemblées, a manifesté pacifiquement tous les vendredis dans de nombreuses villes du pays avant que le pouvoir commence à déployer une répression massive.
C'est dans ce contexte que s'est opérée la « militarisation » de la révolution, au nom de la défense des populations, et en dépit des controverses qu'elle a suscitées chez les opposants syriens eux-mêmes. La répression, elle, passera par l'usage d'armes chimiques et les bombardements des populations civiles, notamment dans les villes aux mains des rebelles, telles que Homs ou Alep.
C'est aussi dans ce contexte que l'Organisation de l'État islamique (OEI) s'est installée sur une partie du territoire syrien. Cette organisation djihadiste s'est constituée d'abord en Irak, à l'issue de la dernière guerre menée par les États-Unis et de l'occupation du pays, à partir de 2003. Après les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis (2 993 morts), en effet, les néoconservateurs au pouvoir à Washington et leurs alliés ont envahi l'Afghanistan puis l'Irak, au nom de la doctrine initiée par George W. Bush de « guerre contre le terrorisme », en dehors de la légalité internationale, et au prix de centaines de milliers de victimes (entre 500 000 et un million selon les sources), de la ruine du pays et de son démantèlement sur des bases confessionnelles.
Si le régime meurtrier de Saddam Hussein est tombé, ce sont les populations qui ont payé le prix fort des ambitions politiques et économiques des États-Unis et de leur complexe militaro-industriel. La marginalisation politique, économique et culturelle alors imposée aux populations sunnites a précipité une partie de ces Irakiens dans la lutte terroriste. En Irak, les attentats commis par l'organisation djihadiste sont responsables de quelque 1 500 victimes civiles tous les ans.
Des attentats qui tuent aussi dans les autres pays de la région ou en Europe. Comme l'écrivait la chercheuse Myriam Benrad en 2017, « les observateurs avertis s'accordent sur le fait que toute normalisation du statut des Arabes sunnites est un prérequis au retour de l'Irak à la sécurité et la stabilité et à la reconstruction d'un État et d'une citoyenneté actuellement en lambeaux », mais « cette perspective est incertaine »
Or, dès le printemps 2013, l'OEI s'est installée sur le territoire syrien, profitant de la guerre. Au point de proclamer, en juin 2014, un « Califat » sur une partie du territoire syrien et irakien, s'imposant par la terreur, en particulier contre les forces démocratiques opposées au régime de Bachar al-Assad qui ont pourtant réussi à la chasser de plusieurs villes.
Les forces kurdes s'engagent militairement contre l'OEI. Ainsi, les forces démocratiques syriennes (FDS), que domine la force kurde des Unités de protection du peuple (YPG), vont-elles parvenir à chasser l'organisation terroriste hors de Raqa puis, en mars 2019, à s'emparer de son dernier bastion en Syrie, Baghouz.
En septembre 2014, la coalition internationale dirigée par Washington lance ses premières frappes contre l'OEI en Syrie. Barak Obama avait renoncé, en 2013, aux « frappes punitives » contre le régime qu'il avait envisagées après l'attaque chimique dans deux zones rebelles de Damas, responsables de plus de 1400 morts. Un accord entre Washington et Moscou avait alors été conclu pour le démantèlement de l'arsenal chimique syrien. Les États-Unis n'ont en revanche pas hésité contre les bases de l'OEI. Puis, en 2018, Washington, Paris et Londres ont mené des frappes conjointes de représailles contre des positions du régime syrien, après une attaque chimique à Douma, près de Damas.
Après la chute de Baghouz, Donald Trump considère, en dépit des alertes du Pentagone, que l'organisation terroriste est vaincue. Et lâche ses alliés kurdes.
Dimanche 13 octobre, les YPG ont conclu avec le régime syrien un accord prévoyant le déploiement de l'armée dans le nord du pays, en particulier dans les villes de Minjeb et d'Aïn al-Arab (Kobané), pour s'opposer à l'avance des troupes turques. La Russie sera officiellement garante de l'accord.
Pour les Kurdes, il s'agit d'abord, officiellement, de protéger la population du massacre. En quelques jours, on dénombre en effet plusieurs dizaines de morts, du fait des attaques de l'armée turque, mais aussi des exactions de membres de l'Armée libre de Syrie (ASL, créée dès juillet 2011, composée de déserteurs de l'armée nationale ou de civils ayant pris les armes contre le régime) qui n'ont pas supporté la prise de contrôle de ces régions syriennes par les Kurdes, et sont devenus milices supplétives de la Turquie. Dès le 14 octobre, le secrétaire général des Nations-Unies indique qu'au moins 160 000 personnes ont dû quitter leurs foyers dans les territoires envahis par la Turquie.
Le Haut commandant des FDS, Mazloum Abdi, annonce devoir faire « des compromis douloureux ». « Entre les compromis et le génocide de notre peuple, nous choisirons la vie », commente-t-il.
Pour le régime de Bachar al-Assad, l'occasion est trop belle de reprendre les régions syriennes où les forces kurdes se sont installées. C'est pour lui la possibilité d'asseoir durablement son pouvoir sur l'ensemble du territoire après huit années de guerre contre les forces démocratiques et contre ce qui est devenu l'Armée syrienne libre dès septembre 2015 déjà le régime avait pu pour cela s'appuyer non plus seulement sur le soutien au sol des combattants du Hezbollah libanais (le Hezbollah dispose de la seule force militaire organisée au Liban, ayant pu résister aux guerres menées par Israël, mais reste fort dépendant de ses tutelles financières notamment iraniennes), mais aussi sur le soutien russe, décisif. L'intervention militaire décidée par Vladimir Poutine, le siège de plusieurs mois et les bombardements intensifs de villes comme Alep (en 2016) ou de la Ghouta orientale (près de Damas, en 2018), avaient redonné au régime un souffle inespéré.
Pour Vladimir Poutine, il s'agit de réaffirmer l'importance de son rôle dans la région et la place de la puissance russe avec qui il faudra compter dans les relations internationales. Vladimir Poutine entend aussi installer durablement ses relations avec les pays de la région. Outre la Syrie, où la Russie dispose de bases militaires, ou l'Iran, avec lequel Moscou a conclu des contrats économiques concernant par exemple les ressources gazières, c'est désormais également avec l'Arabie saoudite que la Russie développe de nouvelles relations.
Vladimir Poutine a ainsi été accueilli à Ryad en grand ami, le 14 octobre, par le roi (qui avait été reçu à Moscou en octobre 2017) et le prince héritier Mohammed Ben Salmane. En jeu notamment : de nombreux contrats économiques et une charte de coopération de « l'OPEP plus » pérennisant le choix de réduire l'offre de pétrole et d'augmenter le prix du baril.
C'est la principale préoccupation de l'Union européenne, plus que le devenir des populations ou des forces arabo-kurdes : la guerre que mène la Turquie risque de donner un nouveau souffle à l'Organisation de l'État islamique (OEI) ou « Daech ».
Environ 120 000 combattants de l'OEI (Syriens, Irakiens, et entre 2500 et 3000 djihadistes issus de 54 pays) sont aujourd'hui détenus dans des prisons ou des camps sous contrôle kurde. Les États européens, dont la France, ont refusé de rapatrier leurs ressortissants dans les prisons nationales. L'engagement des Kurdes face à l'offensive turque laisse craindre leur évasion et la recréation de leurs réseaux.
L'Union européenne (UE) a condamné lundi 14 octobre l'opération militaire turque. Selon la déclaration commune des ministres des affaires étrangères de l'UE réunis à Luxembourg, celle-ci « compromet gravement la stabilité et la sécurité de l'ensemble de la région ». Plusieurs pays ont annoncé un embargo sur les ventes d'armes à la Turquie, dont la France (qui continue de vendre ses armes et son savoir-faire à l'Arabie saoudite malgré la guerre meurtrière au Yémen), l'Allemagne et l'Italie, l'un des principaux fournisseurs d'armes à la Turquie, mais en pointe dans ce combat. Mais l'Europe n'a rien décidé en commun, du fait du refus britannique.
La Turquie s'appuie par ailleurs sur l'accord conclu avec l'Union européenne en 2016, par lequel l'Europe s'est débarrassée sur Ankara de ses propres responsabilités en termes d'accueil de migrants. La Turquie menace l'Europe de rompre cet accord en cas de sanctions.
Il est donc peu probable que la revendication kurde de la fermeture de l'espace aérien syrien à la Turquie aboutisse. Malgré les manifestations de solidarité qui se multiplient dans le monde, dont les manifestations samedi 12 en France auxquelles appelaient nombre d'organisations, dont la CGT.
La survie des Kurdes de Syrie est aujourd'hui en jeu, comme l'est l'espoir d'un avenir démocratique pour le peuple syrien, imposant de développer massivement la solidarité.
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