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ENTRETIEN

« Le discours managérial masque les rapports sociaux de pouvoir »

13 novembre 2024 | Mise à jour le 13 novembre 2024
Par | Photo(s) : Thomas Louapre
« Le discours managérial masque les rapports sociaux de pouvoir »

Agnès Vandevelde-Rougale, docteure en anthropologie et en sociologie, à Nantes (44).

Docteure en anthropologie et en sociologie, Agnès Vandevelde-Rougale1 met en lumière la violence potentielle de la novlangue managériale qui corsète les émotions et masque les rapports sociaux de pouvoir. Décryptage.

Qu'est-ce que la novlangue managériale ?

Le terme « novlangue » vient du roman 1984, de George Orwell. Il  imagine un régime totalitaire dans lequel la langue est manipulée pour réduire la capacité de pensée des individus. L'expression « novlangue managériale », elle, attire l'attention sur le risque, pour la pensée, d'utiliser les mots, les formes d'un tel discours managérial, c'est-à-dire d'un ensemble de discours hétérogènes qui ont pour objet, ou effet, de mobiliser les êtres humains au service des organisations. Elle s'appuie sur l'idée que la façon dont on dit ses expériences va influencer la manière dont on va les comprendre.

« La rhétorique managériale tire sa force de son association au pouvoir économique et financier. »

Quels pouvoirs ont les mots de cette novlangue ?

La rhétorique managériale tire sa force de son association au pouvoir économique et financier mais aussi du fait qu'elle valorise les individus et adoucit les pratiques de domination. Elle participe à la diffusion de l'idéologie gestionnaire et -néolibérale, et tend à mettre l'individu au service des organisations et de leur rentabilité. Elle limite les alternatives : « faire avec » le manque de lits à l'hôpital est devenu « normal », ce qui empêche une réflexion collective sur l'allocation des ressources…

Ce discours se nourrit donc d'illusions ?

Il s'en nourrit et il les alimente. Il contribue, entre autres, à masquer les rapports sociaux de pouvoir. Il y a, par exemple, toujours une différence entre le fait d'être un homme ou une femme dans le monde du travail en France. Pas forcément pour chaque individu, mais globalement, à l'échelle de la société. Les différences de salaire entre les femmes et les hommes perdurent, même pour des jeunes diplômés. Et les rapports sociaux de genre ne se manifestent pas qu'au niveau du salaire, on les voit avec le nombre d'heures consacrées au travail domestique, etc. Les rapports sociaux de classe, de race, d'âge… existent aussi et traversent le monde du travail. Mais le discours managérial va soutenir l'illusion d'une égalité qui ne serait pas uniquement formelle. Il limite ainsi les pos-sibilités de questionner les inégalités réelles, mais il ne les fait pas disparaître.

Cette langue évolue-t-elle ?

La nov–langue se diffuse dans tous les types d'organisations de travail, mais aussi dans toutes les sphères de la société : à l'école, avec « l'approche compétences » en maternelle, par exemple.Dans Le Nouvel Esprit du capitalisme (1999), les sociologues Luc Boltanski et Ève Chiapello ont montré qu'une des forces du capitalisme était de s'approprier sa propre critique : la rhétorique managériale s'est nourrie du courant du développement personnel dans les années 1980, qui a mis l'accent sur la bienveillance et intègre les questions d'inclusion aujourd'hui… Elle peut même placer les dirigeants face à des injonctions paradoxales : comment être un « manager empathique », notamment enjoint à « ne pas faire à autrui ce qu'on ne voudrait pas qu'on lui fasse », si on doit procéder à des réductions d'effectifs, par exemple.

Quid de la convivialité entretenue parfois au travers des mots, mais aussi du tutoiement ?

Certaines formules brouillent les frontières hiérarchiques et masquent le fait que les collègues et managers ne sont généralement pas des amis ; un manager a un pouvoir disciplinaire que n'aura pas un ami, par exemple. Ce « brouillage » peut aller au-delà du discursif et se matérialiser dans les pratiques et l'organisation du travail, avec un côté agréable, mais aussi désagréable et insécurisant. C'est le cas des afterworks [apéros post-travail, NDLR], où les gens se retrouvent dans un contexte dit « de convivialité », alors qu'il s'agit d'un « entre-deux », une situation où, certes, ils ne sont pas sur le temps de travail, mais où ils retrouvent certains collègues et supérieurs. Ce contexte peut être vécu comme sympathique mais aussi inconfortable. Quand on ne sait pas comment se positionner – est-on obligé d'y aller ? – même de retour au travail, quand « le pote » de l'afterwork redevient un manager qui donne des instructions.

Les anglicismes foisonnent dans cette novlangue, est-ce un problème ?

Employer des anglicismes peut être lié à une habitude quand l'anglais domine, comme dans certaines multinationales, mais aussi s'inscrire dans des relations de pouvoir pour donner une illusion de modernité… Les mots anglais ne sont pas nocifs en soi, mais en lien avec leur contexte d'utilisation. Les réformes néolibérales ont marqué de nombreux pays, les mots liés à la gestion existent dans de nombreuses langues. Donc, dénoncer les anglicismes pour y substituer d'autres mots ne revient pas à résister à l'idéologie néolibérale. Cela peut même contribuer à détourner cette résistance en focalisant la critique sur la forme en oubliant le fond.

L'un de vos ouvrages2 a comme sous-titre Emprise et résistance. Comment résister, alors ?

Au niveau individuel, on peut réfléchir aux mots qu'on utilise pour questionner ce qui semble aller de soi. Par exemple, s'interroger sur ce que l'on veut vraiment dire quand on parle «  d'optimiser ses vacances ». On peut aussi être attentif au décalage entre ce que nous vivons et ce que l'on nous dit de ce que nous vivons. Si l'on est confronté à des remarques graveleuses au travail, que cela suscite des émotions désagréables et que celles-ci sont disqualifiées au prétexte d'un manque d'humour, on peut remettre en question cette disqualification. Au niveau collectif, les instances de protection des salariés, comme la médecine du travail, pourraient aussi tenir compte de la dimension langagière pour évaluer et prévenir les risques associés. Par exemple, en interrogeant les écarts entre la communication des organisations et les pratiques décrites par les ouvriers, employés ou cadres, ou en mettant en perspective la langue dominante au travail par rapport aux connaissances linguistiques des locuteurs… Et parce qu'on parle avec les mots qu'on a lus ou entendus, il est important qu'au niveau sociétal on préserve des espaces où l'on s'exprime autrement qu'avec le jargon managérial, pour en rire aussi, et ainsi le mettre à distance.

 A lire1. Mots et Illusions,quand la langue du management nous gouverne, 2022, éd. 10-18.

2. La novlangue managériale. Emprise et résistance,2017,éd. Érès.