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Le texte avant tout

21 novembre 2014 | Mise à jour le 7 avril 2017
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Le texte avant tout

L'édition se concentre autour d'une poignée de grands groupes qui rachètent les petites structures pour accroître leurs parts de marché. Dans le même temps, le nombre de petits éditeurs explose. Ces derniers peinent toutefois à survivre en dépit de choix éditoriaux et de productions de qualité. À partir d'une rencontre avec les éditions Tristram, à Auch (32), tour d'horizon des enjeux de l'édition indépendante et du pluralisme éditorial.

On a le sentiment qu'en France, l'édition et la bibliodiversité se portent bien. Environ 3 000 maisons d'édition publient chaque année quelque 60 000 titres, soit 20 000 de plus que dans les années 1990. Mais c'est un bulletin de santé en trompe-l'œil. En effet, deux groupes publient à eux seuls les deux tiers des titres. Le nombre d'ouvrages disponibles augmente, mais le nombre moyen d'ouvrages vendus baisse.

Les contenus, quant à eux, relèvent davantage du « divertissement léger » vendu en supermarché plus qu'en librairie et peu susceptible de donner à réfléchir autrement. Les grands groupes rachètent les petits éditeurs et se composent finalement d'une multitude de maisons d'édition subordonnées. Une multitude qui masque le mouvement de concentration à l'œuvre, saturant le marché du livre par l'explosion de nouveaux titres parus, mais pour un faible niveau qualitatif des productions. En tout cas, sans grande exigence éditoriale, mais avec un objectif de profit immédiat.

Tel est, à gros traits, le processus selon lequel le livre devient une sorte d'appendice d'autres activités qui n'ont rien à voir avec le savoir et la culture au sein d'empires médiatico-commerciaux. Comme le relèvent Janine et Greg Brémond (« L'édition sous influence », Liris, 2002), voilà qui constitue un « oligopole en réseau de l'édition et des médias ».

AUCUN COMPROMIS DANS LES CHOIX

Alors même que l'industrie du livre se concentrait ces 25 dernières années, le nombre de petites maisons d'édition, plus ou moins indépendantes, explosait. Lorsque Jean-Hubert Gailliot et Sylvie Martigny créent les éditions Tristram, en 1987, ils espèrent pallier certaines carences. Car il est des ouvrages épuisés, non réédités, mal traduits, laissés-pour-compte du mouvement général de l'édition, qui semble occulter qu'il a fallu 30 ans pour qu'un cercle de lecteurs se crée autour de l'œuvre d'un certain Henri Michaux, par exemple et pour ne citer que lui.

C'est le cas de l'immense « Vie et opinions de Tristram Shandy », de Laurence Sterne, auquel ils ont emprunté leur nom.

D'emblée, ils refusent toute logique de collection, tout principe de maquette et de format préétabli et sont mus par des critères littéraires exigeants, qu'il s'agisse d'auteurs français ou étrangers, de classiques comme de « nouveautés comme étant des classiques potentiels », de littérature patrimoniale ou émergeant d'autres parages.

« C'est le texte avant tout, le plaisir du texte et du texte seul, indique Sylvie Martigny. Nous ne faisons pas de compromis, la question ne se pose même pas et chaque ouvrage est conçu comme un objet à part entière. » Tristram en contrôle toute la réalisation, depuis la lecture, la correction, la mise en page, le choix du format, des illustrations… Seul le graphisme leur échappe.

RENDRE LISIBLES DE BEAUX TEXTES
SANS RIEN DEVOIR À PERSONNE

ÉTIRER LE TEMPS DE VIE D'UN LIVRE

Avec des moyens plus que limités, le soutien d'un banquier sympathique, une bonne presse « très précieuse » et un réseau de librairies indépendantes qui tentent d'étirer le temps de vie commerciale du livre, Tristram a réussi à éditer de splendides ouvrages, faire découvrir de sacrés auteurs et redécouvrir certains. Sylvie Martigny évoque de petits éclats de reconnaissance et de réussite éditoriale quand un ouvrage marche au-delà de leurs espérances, constituant « juste ce qu'il fallait pour continuer la torture » : « Il y a eu des moments durs où je me suis sentie devenir dure moi-même, c'étaient des années où nous fonctionnions au langage, pas à l'argent. »

De fait, le péril a souvent guetté. Jean-Hubert Gailliot en dévoile les causes : « Le choix des livres tout d'abord et une politique éditoriale assez dispendieuse, il faut bien le reconnaître. »

De l'association des débuts, Tristram s'est changé en SARL et l'abandon d'une diffusion par les Belles Lettres au profit de celle du Seuil a permis de passer d'une présence dans 300 librairies à 4 000. En 2012, le lancement de Souple, format de poche conçu comme le fruit du travail d'une nouvelle maison d'édition, marque un tournant dans la reconnaissance et un certain succès. Lequel n'est jamais, pour de petites structures – malgré un formidable catalogue (J.-C. Ballard, Patti Smith, Pierre Bourgeade, Hunter S. Thompson, Joyce Carol Oates, Lester Bangs…) et la sortie de 18 ouvrages chaque année dont les deux tiers en Souple – définitivement acquis. L'exigence éditoriale a un prix.

UNE CERTAINE RÉSISTANCE

Ce qui caractérise l'édition indépendante, selon la définition couramment admise, c'est l'absence de lien juridique ou financier avec de grands groupes de l'édition. Le principe de la publication d'ouvrages par les maisons indépendantes répond en effet à d'autres critères que ceux de la rentabilité, de la notoriété ou de l'actualité. Il y a là une dimension polémique voire politique, dans la revendication d'indépendance, qui a certainement à voir avec l'idée de résistance. Est-ce à dire que les indépendants seraient garants d'une certaine qualité éditoriale et du pluralisme contre la seule logique mercantile ? Qu'ils travailleraient dans les failles du système ? C'est un peu plus compliqué et certainement plus relatif.

Certes, les critères de sélection des textes sont autrement exigeants et autrement définis. Mais les coûts de fabrication et les modèles économiques peuvent induire des compromis tant les aides et subventions d'État sont faibles. Les chiffres sont assez probants. Aujourd'hui, un livre qui marche bien et reçoit un bon accueil de la presse se vend entre 1000 et 3000 exemplaires. Il existe aussi de gros succès. Tristram a vendu 30 000  exemplaires du « Hollywood Babylone », de Kenneth Anger. Une surprise qui reste leur plus gros succès.

UNE MISE EN RÉSEAU

Tristram fait partie des Espaces de l'édition indépendante Lekti, qui rassemble plus de 60 éditeurs francophones. La profusion d'éditeurs indépendants ne constitue évidemment pas un ensemble homogène en capacité de peser sur la politique culturelle. Aussi certains tentent-ils la mise en réseau, le collectif ou l'association.

Ainsi coexistent notamment l'Association des éditeurs indépendants, l'association L'Autre livre, mais aussi des états généraux ou encore un salon professionnel dédié (Voir encadré). Autant d'initiatives visant à élaborer et porter des propositions pour le maintien et le développement de l'édition indépendante et de la diversité éditoriale, qui concernent également la librairie. Parmi celles-ci, le renforcement de la loi limitant la concentration dans l'édition et les médias, la création d'un statut de maison d'édition à but non lucratif ou à bénéfices limités, la réorientation de l'aide publique, le financement d'un fonds d'aide par une sorte de « droit d'auteur » sur les ouvrages tombés dans le domaine public, l'allégement fiscal ou la création d'un tarif d'envoi réduit spécifique. Entre autres. Rien toutefois qui s'attaque à la désaffection du public pour l'œuvre écrite.

QUID DE LA RÉVOLUTION NUMÉRIQUE ?

Il serait évidemment réducteur de rapporter cette désaffection au seul processus de concentration et aux visées purement mercantiles. Pour Jérôme Vidal (« Lire et penser ensemble : sur l'avenir de l'édition indépendante et de la publicité de la pensée critique », éditions Amsterdam, 2006), notre société produit « en masse des non-lecteurs ». C'est vite dit. N'y a-t-il pas de nouvelles pratiques de lecture, de nouveaux rapports aux savoirs, de multiplication des supports de savoir, d'information et de lecture qui, peut-être, induisent un survol des textes plus qu'une immersion ? Que dire de la révolution numérique et des changements qu'elle impose ou va imposer au monde de l'édition ?
Les nouvelles technologies peuvent-elles aider les petites structures ou au contraire, les perdre dans un vertige d'offres commerciales et de braderies du livre ? Lors d'une table ronde organisée par la Société des gens de lettres, François Rouet, économiste statisticien (auteur de « Mutation d'une industrie culturelle », La Documentation Française, 2007), tente d'identifier quelques lignes de force de la révolution numérique dans le domaine du livre.

Selon lui, la montée de la vente en ligne, qui ne représente aujourd'hui que 5 % des ventes au détail, « donne l'impression que l'on peut tutoyer l'exhaustivité de l'offre en quelques clics […]. La vente en ligne et plus largement le développement de l'Internet, encouragent par ailleurs la montée de grands acteurs étrangers à la chaîne du livre, tels que Amazon, Google, Yahoo, Microsoft » Avec des intérêts stratégiques qui n'ont évidemment rien à voir avec le livre, mais qui vont, de plus en plus, « produire des transformations profondes ».

NE RIEN DEVOIR À PERSONNE

Qu'en pensent les Tristram ? Pour l'instant, le Web et les réseaux sociaux sont une quasi-terra incognita qu'il va leur falloir aborder, ils en ont conscience. D'autant qu'ils cherchent aujourd'hui à renforcer leur visibilité et leurs échanges avec les libraires, donc leurs ventes, car après quelques bonnes surprises et quelques bonnes années consécutives, il n'est pas question de répit, il faut poursuivre le travail pour continuer d'exister, d'éditer et, plus trivialement, d'en vivre.

Sylvie Martigny et Jean-Hubert Gailliot s'estiment « responsables de la pérennité des ouvrages et de la défense du livre. Le fil n'est d'ailleurs jamais rompu avec les auteurs et, si nous sommes des esthètes irrécupérables jusqu'à présent, que nous avons radicalisé nos choix, 25 ans après le début de l'aventure, Tristram est devenu ce que l'on avait espéré et projeté ». Rendre lisibles de beaux textes sans rien devoir à personne. Une image qu'ils préfèrent à l'idée d'indépendance, somme toute très relative.

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SALON
L'AUTRE LIVRE

Promouvoir la bibliodiversité et l'exception culturelle face à la marchandisation du livre et à la concentration de l'édition, de la distribution et de la librairie : tel est l'objet de l'association L'Autre livre depuis sa création, en 2003. C'est une question de survie en somme pour les petits éditeurs indépendants dont 160 tiennent salon au début de l'hiver, chaque année depuis plus de dix ans, à l'initiative de L'Autre livre.

Cette année, le Salon des éditeurs indépendants l'Autre livre se tient du
14 au 16 novembre à l'Espace des Blancs-Manteaux (Paris IVe). L'édition 2014, douzième du genre, entend offrir aux visiteurs, lecteurs, amateurs éclairés ou non, « la possibilité de découvrir plus de 2000 livres qui font rarement les têtes de gondole, quelque 400 auteurs de 160 maisons d'édition dont de nombreux éditeurs de province, mais aussi belges, suisses ou canadiens ». Car ce salon est véritablement devenu un lieu d'échanges entre éditeurs et lecteurs, incontournable et stratégique pour la défense et le maintien de ces maisons indépendantes et de leurs choix éditoriaux.nx
Informations sur : www.lautrelivre.fr