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SANTÉ

Les travailleuses du care, figures d’un nouveau prolétariat

16 juin 2021 | Mise à jour le 16 juin 2021
Par | Photo(s) : Vincent Jarousseau/Hans Lucas
Les travailleuses du care, figures d’un nouveau prolétariat

Paris, le 6 mai 2020. Marie-Basile est aide à domicile pour la société Logivitae. Elle intervient depuis 6 mois chez Florenza. Les gestes tactiles sont très présents.

Pascale Molinier, professeure de psychologie sociale à l'Université Sorbonne Paris Nord, est l'auteure notamment du Travail du care, un ouvrage dédié aux professionnels de l'assistance et du soin. Travail pour l'essentiel féminin, subalterne, non reconnu, sous payé, stigmatisé par le «manque de qualification», dont les actrices sont bien souvent issues de l'immigration.
Quelle définition donnez-vous du «care»?
NVO, La Nouvelle Vie ouvrière le magazine des militants de la CGT

Pascale Molinier est
professeure de psychologie
sociale. Son livre publié
en 2013, Le travail du
care, vient d'être réédité
aux éditions La Dispute
dans la collection
«Le genre du monde».

Pascale Molinier : C'est simplement l'attention portée aux besoins d'autrui, avec cette idée que nous sommes des corps avec des besoins vitaux, nous avons aussi besoin d'être en sécurité, d'être respectés dans notre intégrité physique, de vivre dans un environnement sûr. Environnement proche et environnement au sens large. Qui sont donc les travailleurs du «care»? Il y a deux manières d'appréhender le « care ». Il y a des métiers où le «care » est vraiment central, ce sont par exemple les métiers du soin depuis les moins qualifiés jusqu'aux plus techniques, les aides à domicile, les auxiliaires de vie, les ambulanciers, brancardiers, les infirmières, les aides soignantes. Et puis il y a une dimension tranversale du «care» qui apparaît dans d'autres activités de service et plus généralement dans toutes les activités de relation à autrui.

Comment leurs métiers évoluent-ils?

Globalement, le niveau de formation de ces travailleurs et travailleuses a beaucoup augmenté. C'est important de le souligner, car cette conscience de ce qu'ils font est au centre du drame qu'ils vivent. On constate aussi une forte transmission des pratiques qui fonde une vraie culture professionnelle. On le voit, par exemple, en gériatrie où on a un demi-siècle de connaissances partagées par les collectifs de travail. Ce n'est plus seulement une formation initiale ou continue, mais une culture du soin qui se transmet, notamment dans les Ehpad, alors que ce sont des milieux très dévalorisés, très critiqués.

On a vu beaucoup de reportages qui montrent une certaine réalité de ces établissements, mais qui ne rendent pas compte des efforts, de la difficulté à exercer ces métiers. Mais ces progrès entrent aussi en conflit avec des évolutions des organisations du travail qui font que les gens n'ont pas toujours les meilleures ressources, tous les moyens pour travailler aussi bien qu'ils, ou elles, le souhaiteraient. C'est-à-dire en fonction de l'idée que les gens se font de «bien travailler».

Non pas une vision prescriptive des bonnes pratiques, mais une expérience incarnée individuellement et collectivement du « bien soigner ». Dans cette tension entre un manque de moyens chronique et des exigences éthiques des soignants se nichent des formes de souffrance assez importantes. Et ça aboutit à ce qu'on a connu dans les Ehpad il y a un an et demi avec une grève. Ces femmes se sont arrêtées parce que qu'elles ne sont pas d'accord avec les conditions dans lesquelles on les contraint à travailler. Elles prennent leurs responsabilités et disent « non, ne peut pas traîter les gens de cette façon-là! ».

Elles disent également qu'on ne peut pas les traiter, elles, de cette façon-là… Je pense notamment aux aides à domicile qui commencent à s'organiser, à se structurer syndicalement.

On a bien vu, avec la crise sanitaire, à quel point ces aides à domicile qui sont les dernières auxquelles on a pensé pour les histoires de primes Covid, sont les grandes oubliées. Elles subissent un mépris social. Et ce n'est évidemment pas sans lien avec la dégradation de leurs conditions de travail. Si vous êtes méprisée socialement, si on considère que votre travail ne vaut rien, on ne va pas essayer d'améliorer vos conditions de travail.

Elles cumulent la souffrance liée à l'extrême pénibilité physique et psychologique de leur travail, une souffrance éthique parce qu'elles ne font pas ce que leur conscience professionnelle leur dit de faire. De plus, elles ne sont pas évaluées sur de bons critères. On va ainsi les juger sur le nombre de chemises repassées et pas sur le café qu'elles auront pris avec la personne âgée… On ne voit que le résultat objectivable, quantifiable. C'est une réalité à laquelle toutes les travailleuses du « care » sont confrontées : le «prendre soin» ne s'évalue pas par la mesure.

C'est qualitatif. On vit dans un monde gestionnaire, avec cette obsession de la mesure de toute chose, mais on voit bien que c'est utilisé à des fins politiques. Ça permet d'avoir une vision simple du monde et de ne pas s'embarrasser de choses compliquées. Mais les soignants, eux, ils ne peuvent pas s'en débarrasser et ce sont eux qui ont mauvaise conscience.

À mesure que le «care» est devenu une question politique, n'est-il pas devenu aussi une marchandise?

Mais c'est une marchandise, indépendamment du fait que l'on prend collectivement conscience que c'est un besoin. Tout le domaine du «prendre soin» est marchandisé. Tout est séquençable et « marchandisable ». Et dans la mesure où il s'agit d'une activité de service où la plus-value est humaine, toute marge de profit atteint les salaires, les effectifs, les conditions de travail de ces personnes. Elles sont la variable d'ajustement. Elles sont ce qui ne s'amortit jamais.

Dans votre ouvrage, vous traitez du «care» comme une question de classe, de genre…

De classe, de genre et de race, ou d'ethnicité. Ce sont trois dimensions fondamentales des rapports sociaux de travail. Si l'on prend le cas des Ehpad en milieu urbain ou périurbain, on observe que ces acteurs du « care » sont des femmes, souvent issues de l'immigration et des quartiers populaires. Elles cumulent plusieurs formes d'exploitation et elles sont aussi maltraitées au titre de leurs origines. Le racisme est une dimension très présente. La figure émergente du prolétariat aujourd'hui, c'est une femme noire ou arabe qui s'occupe des personnes âgées ou des enfants. Plus elles seront d'origine étrangère, plus elles viendront des différents Suds, plus vont se construire des idéologies essentialistes du genre : « Les femmes noires sont plus puissantes, elles peuvent travailler plus longtemps, elles sont plus chaleureuses». On va naturaliser un certain nombre de contraintes imposées ou de compétences acquises dans des «qualités naturelles» des femmes du sud.

Cette prise de conscience est en train de monter aussi dans le «care» domiciliaire, avec des mobilisations dans les associations et les opérateurs de l'aide à domicile.

Ces femmes travaillent souvent isolément, elles sont éparpillées dans les domiciles. Elles sont de fait difficiles à atteindre pour les syndicats. Dans les Ehpad, elles travaillent regroupées. Du coup peuvent émerger un collectif, une prise de conscience politique. Mais au domicile comme en établissements, ça demande au syndicalisme de s'adapter. Parce que lorsqu'on a une forte population de femmes, elles sont prises dans des enjeux de double tâche. Quand elles ne sont pas au chevet de leurs patients, elles s'occupent de leurs familles, de leurs vieux parents. Quand on creuse un peu, on s'aperçoit qu'elles sont travailleuses du «care» à 100% de leur temps, que beaucoup d'entre elles sont cheffes de familles monoparentales. Elles sont donc en grande fragilité et en grande dépendance économique. Et ça explique pourquoi, par exemple, elles vont choisir de ne pas quitter un employeur pour chercher mieux ailleurs.

La pandémie et tout le discours politique sur les « invisibles» sont-ils une opportunité de faire bouger les lignes, de changer la situation de ces professionnelles du soin?

Je pense que oui, si les acteurs de terrain s'en emparent. Les politiques ne bougeront que si ça vient du terrain, c'est-àdire des syndicats, des associations professionnelles, des centres de formation, des associations de familles aussi. Les familles d'usagers sont importantes, elles ont aussi une expertise, un vécu de la prise en charge de leurs parents car elles ont souvent retardé le plus longtemps possible l'entrée en Ehpad. En tant qu'aidants, elles se sont déjà épuisées à ce travail de «care» domestique. Commencer par une discussion sur le travail peut faire évoluer la conflictualité entre les familles et ces professions du soin et de l'assistance.

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