L'héritage au coeur des inégalités (Partie 1/2)
La « société d’héritiers » ferait-elle son grand retour ? La richesse des Français est désormais issue aux deux tiers des héritages, et non du travail. Pour rétablir... Lire la suite
Malgré son rôle dans la perpétuation des inégalités, l'héritage semble aujourd'hui hors de portée des critiques. Sa taxation est caricaturée comme un « impôt sur la mort ». Comme si imposer les biens d'un défunt ajoutait à la douleur du deuil. Comme si la fiscalité sanctionnait une vie d'effort ou menaçait les liens entre les générations. Ça n'a pourtant pas toujours été le cas. « Je suis frappée de voir que l'héritage a cessé d'être une question, hormis une petite résurgence pendant la présidentielle, alors qu'au XIXe siècle les intellectuels n'arrêtaient pas d'interroger cette institution », glisse Mélanie Plouviez, maîtresse de conférences en philosophie à l'université Côte d'Azur et chargée du projet « Philosophie de l'héritage ».
La littérature de l'époque reflète d'ailleurs ces questionnements. Les personnages d'Austen ou de Balzac voient leurs aspirations conditionnées à la possibilité d'hériter. « Le travail, bien que rigoureux, ne leur permet pas d'accéder à des positions équivalentes à celles que peuvent permettre un héritage, analyse Mélanie Plouviez. Ces exemples romanesques permettent de se rendre compte de ce que la succession fait à une société. »
Le XIXe siècle s'est ainsi illustré par une profusion de propositions. « C'est à l'époque que se construit la piste d'un impôt progressif qui sera mis en place à partir de 1901, détaille la philosophe. D'autres voix prônent un plafonnement au-delà duquel les sommes iraient à l'Etat, une progressivité de l'impôt en fonction du nombre d'héritages perçus, ou selon qu'il s'agit de legs de première ou de deuxième génération. » Des saint-simoniens à Mikhaïl Bakounine en passant par Émile Durkheim, des penseurs prônent même l'abolition de l'héritage.
Les plus farouches détracteurs de la succession se retrouvent également chez les libéraux. Pour un de leurs pères spirituels, le philosophe anglais du XVIIe siècle John Locke, la propriété est fondée sur le travail : nous ne possédons que ce qui résulte de l'exercice de nos facultés, ce qui exclut le patrimoine transmis. Un raisonnement aux antipodes des décisions politiques prises aujourd'hui, en France, par les tenants du libéralisme.
« Le grand paradoxe idéologique des libéraux, c'est de s'être attaqués à l'ISF et aux droits patrimoniaux. Dans une logique d'égalité et de méritocratie, on devrait tous partir sur la même ligne de départ, avec un patrimoine identique », Alexandre Derigny, secrétaire générale de la Fédération CGT des Finances.
Une piste aujourd'hui marginale chez les tenants de la libre concurrence, hormis peut-être chez une poignée de milliardaires américains : à l'instar de l'homme d'affaires Warren Buffett, certains refusent de transférer à leurs enfants – que l'on imagine à l'abri du besoin – l'intégralité de leur colossale fortune…
Si l'imposition de l'héritage a tant nourri les débats du XIXe siècle, c'est qu'il « était pensé comme un puissant levier de transformation de la société, au-delà de ses effets redistributifs », insiste Mélanie Plouviez. Chez Bakounine, son abolition vise à financer un droit à l'éducation pour tous. Chez Durkheim, des droits sociaux pour les travailleurs : sécurité sociale, retraite, etc. Or, cette ambition s'est aujourd'hui largement évaporée.
« Les propositions actuelles sont pauvres en comparaison. On pinaille sur le taux, mais on ne touche pas à la structure de la fiscalité successorale, on n'envisage pas de très forte taxation… Il faut fertiliser nos imaginaires sociaux et politiques et poser la question des usages de cette ressource pour accroître l'égalité des chances et construire des projets alternatifs de société, » Mélanie Plouviez, maîtresse de conférences en philosophie.
Ces dernières années, les politiques de redistribution des successions suscitent un regain d'intérêt. Un rapport de l'OCDE paru en mai 2021 analyse comment l'impôt sur l'héritage pourrait accroître les recettes fiscales et lutter contre les inégalités. En France, des propositions émergent. Experts et chercheurs invitent d'abord à lever l'aversion des Français pour la taxation des successions.
Selon l’enquête du Crédoc datée de 2017, « l’attachement à l’héritage : une illusion pour protéger ses enfants ? », 87% des Français rejettent en effet une augmentation des droits de succession. Un refus lié à des préjugés renforcés par des sondages aux questions biaisées, voire orientées qui jouent notamment sur l’inquiétude des parents pour l’avenir de leurs enfants, estime Louis Morin dans une analyse publiée sur le site de l’Observatoire des inégalités.
Pour changer la donne, le CAE réclame une vraie transparence des données de l'administration fiscale, aujourd'hui maintenues à l'abri des regards. « Jusqu'à 2006, des enquêtes régulières issues d'un échantillon de déclarations fiscales étaient réalisées, ce qui facilitait le suivi de l'évolution de la distribution des successions, donations et de leur taxation », signale sa note. Depuis, « l'administration n'a produit aucune information exploitable permettant de retracer les transmissions effectuées et les droits payés ».
Une fois le phénomène mieux documenté, il serait plus aisé d'en faire la pédagogie auprès des citoyens. De donner à connaître les règles actuelles, au-delà des fausses croyances, mais aussi le poids de l'héritage dans les trajectoires des individus et le champ des possibles qu'une réforme ouvrirait. « Si les sondages demandaient plutôt aux classes populaires : “Préférez-vous une baisse du taux de taxation ou une taxation plus forte sur les très gros patrimoines, ce qui permettrait une dotation en capital pour vos enfants à leur majorité ?”, les réponses et les résultats seraient sans doute très différents de ceux d'aujourd'hui », suggère la philosophe Mélanie Plouviez.
Dans la lignée de certains penseurs du XIXe siècle, le CAE fait partie de ceux qui imaginent garantir un capital pour tous, à la majorité, afin de « limiter les inégalités d'opportunités les plus extrêmes ». Pour dégager des ressources, le conseil suggère de fonder l'assiette des droits sur la somme totale des héritages perçus par un individu au cours de sa vie, quel que soit leur nombre et la relation de parenté, pour une meilleure progressivité. Il suggère de toiletter les principales « niches », à commencer par l'assurance-vie ou le pacte Dutreuil sur la transmission des entreprises familiales, ce que prône aussi Attac (retrouvez ici leurs propositions).
L'association souhaite par ailleurs s'attaquer à la question clé de la résidence principale. « Aujourd'hui, l'abattement de 20% est peu lisible et profite davantage aux plus fortunés qu'à la classe moyenne : si vous êtes imposé sur 400 000 euros pour une maison qui en vaut 500 000, vous faites certes une petite économie, mais pas autant que si vous n'êtes imposé que sur 8 millions d'euros pour une propriété estimée à 10 millions, rappelle Vincent Drezet, membre du conseil d'administration d'Attac. Nous proposons d'instaurer un abattement en montant, et non plus en pourcentage, pour une meilleure visibilité, plus de redistribution et de rentabilité. »
Autant de mesures qui doivent toutefois s'inscrire dans une réflexion plus large sur une fiscalité juste et progressive. « Car le patrimoine, c'est d'abord une accumulation de revenus, qui sont placés et dégagent eux-mêmes des revenus », résume Vincent Drezet. C'est donc sur toute la chaîne qu'il faut agir : les revenus, la détention du patrimoine et, enfin, sa transmission.
Cyrielle Blaire et Alexia Eychenne
Cet article enrichi pour le web est à retrouver dans le numéro #01 « Les riches profitent, on trinque » de la revue la Vie Ouvrière.
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