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ENTRETIEN

« L’OIT a besoin d'outils contraignants »

15 décembre 2015 | Mise à jour le 22 février 2017
Par | Photo(s) : Thierry Nectoux
« L’OIT a besoin d'outils contraignants »

Ancien secrétaire général de la CGT, Bernard Thibault a été élu au conseil d’administration du Bureau international du travail (BIT), dans le collège des travailleurs, en juin 2014. Il revient pour la NVO sur le rôle de cette institution dans une situation mondiale où 319 millions de travailleurs vivent avec moins de 1,25 dollar par jour, où un travailleur sur deux n'a pas de contrat de travail. Il analyse les enjeux des batailles au sein de cette organisation onusienne tripartite et propose des pistes d'évolutions institutionnelles pour la rendre plus efficace.

Bernard Thibault prépare en outre un livre sur les enjeux de l'OIT dans le monde à la veille de son centenaire en 2019 (qui doit sortir au printemps 2016, aux éditions de l'Atelier).

Inégalités, pauvreté, développement du travail informel, exode massif de réfugiés… Quel regard un membre du collège des travailleurs de l'OIT porte-t-il sur ces évolutions mondiales ?

La situation faite aux travailleurs dans le monde se dégrade, dans une situation où paradoxalement les richesses produites n'ont jamais été aussi importantes. Les chiffres et analyses de l'OIT, incontestables, en témoignent.

Si l'on peut se féliciter du recul de l'extrême pauvreté, lié à des actions volontaristes de certains États, notamment dans l'hémisphère Sud, il n'empêche que 319 millions de travailleurs vivent encore avec moins de 1,25 dollar par jour.

Un travailleur sur deux dans le monde n'a pas de contrat de travail. Un retraité sur deux n'a pas de pension, et 73 % de la population mondiale ne dispose pas de système de protection sociale. On dénombre 168 millions d'enfants au travail et ce recen­sement n'est pas exhaustif : on peut imaginer qu'en réalité quelque 200 millions d'enfants seraient touchés.

On recense aussi 23 millions de victimes du travail forcé, forme d'esclavage moderne. Et chaque année, 2,3 millions de personnes meurent de leur travail, d'accidents ou de maladies. Ce chiffre dépasse celui des victimes des trop nombreux conflits et guerres dans le monde.

Une hiérarchie entre les victimes n'aurait aucun sens, mais il faut se rendre compte des proportions atteintes. Or, si des catastrophes aussi impressionnantes que celle du Rana Plazza, dans le textile, au Bangladesh, qui a fait plusieurs centaines de victimes, percent le mur médiatique, la majorité reste peu connue. Cette photographie sociale est la base sur laquelle l'OIT doit travailler.

 

C'est-à-dire ?

L'OIT a été créée en 1919, après la première guerre mondiale, la communauté des nations convenant que la paix ne peut se réaliser que sur la base du développement de la justice sociale. C'est l'un des fondements de l'OIT, contenu dans sa constitution originelle. Cela n'a pas empêché une seconde guerre mondiale.

Dès 1944 cependant, la Déclaration de Philadelphie devient un autre texte fondateur de l'OIT, avec cette phrase que j'aime à citer, d'autant plus pertinente dans le contexte actuel : « La pauvreté, où qu'elle existe, constitue un danger pour la prospérité de tous ».

Aujourd'hui, il suffit de regarder, de superposer les cartes du monde de la précarité, du chômage, des inégalités, de la pauvreté – et de l'absence de libertés syndicales –, et l'on s'aperçoit que l'on peut y détecter toutes les zones de tensions, de conflits, voire de guerres.

Presque cent ans après la création de l'OIT, un chantier est ­ouvert pour réfléchir à ces situations et aux évolutions qui concernent notamment le travail. On ne travaille pas aujourd'hui dans les mêmes conditions qu'il y a un siècle, pas seulement du fait des technologies nouvelles, mais aussi du fait de l'émergence puis de l'omniprésence de multinationales.

La notion d'employeur a beaucoup évolué dans le temps. Certains sont des sous-traitants d'une grande chaîne dont le siège est situé à l'autre bout du monde et dont les responsabilités juridiques, sociales, voire fiscales, sont diluées par des montages qui n'existaient pas il y a une centaine d'années. Il est donc nécessaire de réfléchir aux outils susceptibles de permettre que la justice et le progrès social soient toujours d'actualité. C'est aussi un chantier important pour le mouvement syndical. J'entends pour ma part y participer. Il s'agit notamment d'imaginer des évolutions institutionnelles au service de l'OIT.

 

Quelles premières pistes d'évolution institutionnelles envisagez-vous ?

Les États sont redevables de l'application du droit devant l'OIT. Pour remplir sa mission, c'est-à-dire promouvoir la paix par la justice sociale, elle s'appuie sur les conventions internationales du travail. Il en existe aujourd'hui 189, qui touchent à peu près tous les domaines concernant l'emploi, l'environnement de travail : les rémunérations, les licenciements, la non-discrimination, l'interdiction du travail des enfants, l'interdiction du travail forcé, l'hygiène et la sécurité, le corps des inspecteurs du travail, la médecine du travail, les libertés syndicales, le droit à la négociation collective…

Il s'agit d'un corpus de normes internationales du travail, mais dont l'une des limites repose aussi sur le fait que leur entrée en application dépend du bon vouloir de chaque pays, qui doit décider leur ratification. Celui-ci s'engage alors à mettre en conformité ses lois, conventions… avec la convention qu'il a ratifiée.

Le premier travail consiste donc à agir auprès des gouvernements pour obtenir ces ratifications. Huit conventions sont considérées comme fondamentales, qui touchent en particulier à la liberté syndicale, au droit à la négociation collective, à l'interdiction du travail des enfants et à celle du travail forcé. Autant de textes réputés de portée universelle, que tous les États sont censés respecter. Ce n'est pas le cas aujourd'hui. La moitié de la population mondiale vit dans des pays qui n'ont pas ratifié les conventions 87 et 98 qui protègent la liberté syndicale, le droit à la négociation collective, le droit de grève. C'est considérable !

Aussi, je pense qu'il faut réfléchir à des évolutions institutionnelles qui permettent à l'OIT d'être davantage un gendarme. Sans s'en remettre au seul bon vouloir des États : compte tenu de la nature de certains régimes et de l'absence de démocratie dans un certain nombre d'États, on risque d'attendre longtemps. Or, je remarque que dans d'autres domaines, comme le commerce international, aucun État ne peut déroger aux règles établies. Sauf à penser un développement en totale autarcie, ce qui n'est pas possible. On est en droit de revendiquer un traitement parallèle pour les normes internationales du travail.

 

Vous évoquiez les responsabilités spécifiques des multinationales. Des évolutions sont-elles, là aussi, envisageables ?

Une deuxième piste d'évolution consiste justement à élargir le périmètre de ceux qui seraient redevables devant le droit international du travail. Bien sûr, il faut continuer à être exigeants à l'égard des États, lesquels édictent les règles et ont la responsabilité de veiller à l'application du droit sur leur territoire. Mais d'autres acteurs peuvent contribuer à promouvoir la justice sociale ou bien, au contraire, à entretenir la précarité. Ce débat est d'actualité en France, par exemple, où un projet de loi – déjà vilipendé par le Medef – sur le « devoir de vigilance des multinationales », permet au moins d'aborder le sujet.

Il est un fait que ceux qui tirent plus grand bénéfice de la précarité au niveau mondial sont les multinationales qui se sont efforcées, montages financiers et juridiques à l'appui, d'organiser de manière stratégique les relocalisations d'activités en fonction du moins-disant social. La France fait partie des pays qui, en matière d'industrie, le constatent depuis des années.

Depuis une trentaine d'années, ce phénomène est presque sans fin. On peut toujours trouver des travailleurs moins cher que ceux avec qui ils ont été mis en compétition. Certaines économies nationales (comme celle de l'Inde) reposent à 80 voire à 95 % sur du travail informel non déclaré ; avec une part de production reposant sur le travail des enfants ou le travail forcé. Les multinationales sont parfois les premières à s'accommoder de pays où l'administration est exsangue, l'impôt et les services publics, quasi inexistants, l'application des normes, impossible ; voire à s'accommoder de régimes corrompus.

De mon point de vue, pour l'efficacité de l'OIT, et pour inverser la tendance historique actuelle, il conviendrait de responsabiliser les multinationales par des moyens juridiques. Mais il faut aussi réfléchir à la manière de reconnaître l'OIT, agence de l'ONU, comme un acteur déterminant devant participer à toutes les négociations internationales telles que celles en cours entre l'Union européenne et les États-Unis. De telles négociations souffrent d'opacité et de la volonté d'ignorer la dimension sociale.

Que les normes internationales soient reconnues comme des critères à respecter, entre États, entre firmes, entre une multinationale et ses sous-traitants… est aussi une exigence. Et, au-delà des déclarations de bonnes intentions, nous avons besoin d'outils contraignants.
Le rendez-vous de ce centenaire représente un enjeu crucial pour le mouvement syndical.

 

Suite de l'entretien avec Bernard Thibault demain : combattre les zones de non-droit, défendre le droit de grève