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ENTRETIEN

L’OIT, faire reculer les zones de non-droit

15 décembre 2015 | Mise à jour le 22 février 2017
Par | Photo(s) : Thierry Nectoux
L’OIT, faire reculer les zones de non-droit

Suite à la première partie de l'entretien où il analysait le rôle de l’OIT, Bernard Thibault, élu au conseil d’administration du Bureau international du travail (BIT), dans le collège des travailleurs, en juin 2014, décrypte les enjeux des batailles menées au sein de l’Organisation internationale du travail, notamment concernant les travailleurs au Qatar et le droit de grève.

À la faveur de la crise, les normes et conventions internationales, qui devraient être reconnues comme des critères à respecter par les États, semblent remises en cause en Europe. Qu'en est-il ?

L'Europe – berceau du syndicalisme et territoire de luttes syndicales intenses – connaît le taux de ratification des conventions internationales le plus élevé au monde. Qu'il s'agisse de conventions collectives, d'acquis sociaux, de congés payés, de retraite, de protection sociale… elle reste une référence.

Mais il demeure d'énormes écarts injustifiables au sein de l'UE elle-même. L'Espagne, la France et l'Italie ont ratifié environ 135 conventions, mais certains États, une quarantaine seulement ; l'Autriche et l’Estonie sont en queue de peloton. On ne peut continuer ainsi et l'on doit exercer une pression plus forte pour que tous les pays de l'UE ratifient ces conventions.

Il est également inacceptable qu'au titre des plans dits de redressement, on ait contraint des pays comme le Portugal, la Grèce, la Roumanie, la Hongrie… à se mettre en infraction avec certaines conventions internationales du travail. Par exemple, en décrétant la non-application d'une convention collective, ou la baisse du taux de pension qui résulte pourtant d'une négociation collective, en mettant entre parenthèses l'application de certains articles du Code du travail… Il ne peut perdurer une situation où l'Union européenne n'est pas redevable du droit devant l'OIT en tant qu'entité juridique et se permet d'exiger des États qu'ils se mettent ainsi en infraction.

Voici donc quelques pistes pour que l'OIT, outil irremplaçable, seul lieu mondial où siègent 186 gouvernements et, toutes deux à égalité de voix, une délégation des employeurs et une délégation des travailleurs, remplisse effectivement sa mission au service du progrès et de la justice sociale, au service de l’amélioration de la condition des travailleuses et des travailleurs partout dans le monde.

Le rendez-vous de ce centenaire représente un enjeu crucial pour le mouvement syndical. C'est une institution mondiale qui peut paraître éloignée, mais, comme j'essaie de le montrer, elle a une influence sur le quotidien, quel que soit le degré de développement des pays. Si l'on subit en France une volonté d'affaiblir le Code du travail, d'amoindrir le système de protection sociale, de retraite, c'est que le pays appartient à ceux qui demeurent des références.

L'on voudrait nous faire croire que l'harmonisation supposerait à la fois d'aider les pays les moins avancés à progresser dans leurs droits sociaux, mais aussi que les plus avancés – dont nous faisons partie – acceptent d'en rabattre sur leurs droits. Ce n'est pas notre vision. Au contraire. Avec d'autres, plus nous aurons des droits élevés, plus nous resterons une référence pour les pays qui ont besoin de les développer.

 

L'OIT vient de vivre trois années de bataille entre le collège des employeurs et celui des travailleurs au sujet du droit de grève. Quels en sont les enjeux et quelle en est la conclusion actuelle ?

Cette bataille n'est pas terminée même si elle se manifeste de manière un peu moins virulente de la part des employeurs. Il s'agit de savoir si nous allons vers plus de réglementation sociale à l'échelle internationale ou si, au contraire, comme le pensent certains dont une grande part des employeurs représentés à l'OIT, il suffit de laisser faire le marché.

Lors d'un récent colloque organisé à l'université Paris-Dauphine autour de la responsabilité sociale des multinationales, le porte-parole des employeurs à l'OIT à Genève, face à la photographie mondiale que j'évoquais [voir la première partie de l’entretien], a considéré qu'il fallait accepter de buter sur la souveraineté nationale des États. Ainsi les représentants des entreprises qui ont une approche économique dite universelle et demandent dans tous les domaines la levée des obstacles douaniers, financiers… répondent qu'au contraire, en matière sociale, la souveraineté des États doit l'emporter.

 

Le patronat déploie en fait plusieurs stratégies en fonction des circonstances. Il peut, au nom de la diversité et de la souveraineté des États, contester qu'il y ait besoin de normes internationales aujourd'hui. Je n'exclus d'ailleurs pas que certains, à l'occasion du centenaire de l'OIT, la décrient comme superflue. Il peut aussi tenter, de l'intérieur, de diminuer au maximum l'impact des conventions.

Pour mener cette offensive, il s'est ainsi attaqué à la convention 87 qui, depuis plus de 60 ans, protège les travailleurs qui se mettent en grève dans des pays où ce droit n'est pas reconnu, alors qu'en France il est inscrit dans la Constitution et fait partie des libertés fondamentales.

À l'OIT, un collège d'experts est chargé de surveiller la manière dont les États appliquent les textes et, le cas échéant, d'examiner les plaintes qui peuvent être déposées en cas de violation (c'est ainsi que l'OIT nous a donné raison lorsque nous avons déposé plainte après que Nicolas Sarkozy a fait abusivement réquisitionner les travailleurs des raffineries lors de la grève de 2010, ce qui fait jurisprudence depuis).

Le collège des employeurs a décidé de porter l'offensive sur le droit de grève, en contestant que l'OIT puisse défendre des travailleurs en grève dans des pays où la Constitution ne le reconnaît pas ce droit. Cela signifierait tout bonnement qu'une agence de l'ONU, réunissant quasiment tous les pays, les représentants des employeurs et des travailleurs, n'aurait pour objectif que d'enregistrer ce qui se fait ou non ; auquel cas, elle perdrait sa pertinence et ne servirait à rien puisqu’elle ne garantirait pas le caractère universel de certains droits.

Peut-être en effet le collège des employeurs cherche-t-il à rendre l'OIT inopérante et à la transformer en simple observatoire. C'est inacceptable, alors qu'il existe encore des pays aujourd'hui où des syndicalistes sont assassinés par dizaines… En tout état de cause, la majorité des États n'était pas prête à suivre les employeurs dans une telle remise en cause, et ceux-ci ont dû reculer d'un cran.

 

Ce même droit de grève est aussi menacé en Europe.

C'est l'objet d'une offensive de grande ampleur en Angleterre. Nous pensions que le point limite avait été atteint sous Margaret Thatcher, mais visiblement l'actuel gouvernement souhaite ajouter un paquet de dispositions sur les modalités d'organisation de la grève pour l'éliminer du paysage social et politique. Nous devons y être attentifs et rester solidaires.

 

À quelques années du mondial de foot de 2022 au Qatar, l'OIT y intervient pour défendre les droits particulièrement maltraités des travailleurs, en particulier immigrés. Qu'en est-il ?

L’envers du décor de la Coupe du monde de football fait froid dans le dos ! Le Qatar, c’est environ 2,3 millions d'habitants et 1,8 million de travailleurs immigrés de 130 nationalités. Un ouvrier venant y travailler se voit confisquer son passeport dès son embauche (c'est la « kafala »). Il n'a donc plus de liberté de circuler, de quitter le territoire, de changer d'employeur. Les conditions de vie, d'hygiène et de sécurité sont au point que la Confédération syndicale internationale (CSI) estime que, si les choses ne changent pas, on pourrait déplorer 7 000 décès sur les différentes infrastructures en construction d’ici à 2022.

Au Qatar, on est rémunéré selon sa nationalité, contrairement à la référence de l'OIT adoptée dès 1919 : « À travail égal, salaire égal ». La situation sociale y est innommable et le syndicalisme, interdit. Le collège des travailleurs a déposé une plainte officielle concernant le Qatar au titre du travail forcé. Notre souhait, basique : envoyer une mission officielle de l'OIT dans ce pays.

 

Depuis deux ans, nous n'obtenions pas de majorité au conseil d'administration (28 voix pour les États, 14 pour le collège des employeurs, 14 pour celui des travailleurs), notamment du fait de pressions qataries sur certains États. Mais il s'agit de défendre des droits fondamentaux dans ce pays. Aussi, lors du dernier conseil, en novembre, alors que les décisions se prennent habituellement par consensus, nous avions décidé d'exiger un vote sur l'envoi d'une mission d'inspection, ce qui ne s'était pas produit depuis quatorze ans.

Et en cas d'échec, nous étions prêts à faire savoir qui avait décidé quoi. Nous avons fini par remporter le vote (par 35 voix contre 13 et 7 abstentions).

Cela ne signifie pas que la situation des travailleurs va s'améliorer du jour au lendemain, mais que nous avons des moyens pour faire reculer des zones de non-droit, y compris à l'égard de régimes qui disposent de moyens de pression considérables. Le Qatar ne pourra plus agir comme avant. Il va falloir très vite faire en sorte que les travailleurs obtiennent, dans un premier temps, un « droit d'association », pour s'organiser et négocier avec leur employeur.

 

Une mission d'enquête va donc se rendre au Qatar ?

Oui, une mission va s'y rendre et faire un rapport pour mars. En fonction de cela, le conseil sera amené à décider sans doute d'une commission d'enquête. Toutes les organisations syndicales des pays dont sont originaires les travailleurs immigrés au Qatar (nos camarades du Népal, d'Indonésie, d'Inde…), en sont très satisfaites.

 

L'OIT est donc pour les travailleurs et le mouvement syndical un outil irremplaçable ?

Oui, même si l'on s'en aperçoit sans doute moins dans des pays comme la France, compte tenu de notre histoire et des droits qui y ont été acquis par le mouvement syndical. Mais dans toute une série de pays, c'est un outil indispensable. J'ajoute que faire progresser les droits dans les pays qui en ont le moins est aussi une façon de refuser les compétitions entre les travailleurs et entre les peuples.

Et c'est aussi une réponse, sur le terrain syndical, aux antipodes de celle des partis racistes, xénophobes, qui se développent notamment en France et en Europe. C'est aussi en ce sens qu'il va s'agir de préparer le deuxième siècle de l'OIT.

 

Vous avez été élu en juin 2014 au conseil d'administration : quel est l'apport spécifique d'un ancien secrétaire général de la CGT à l'OIT ?

La délégation des travailleurs est composée de militants syndicaux aux parcours très différents. Certains sont plus pointus sur les questions de droit, d'autres ont une expérience syndicale dans un secteur particulier comme la métallurgie, les transports…

Je suis un militant qui a eu le privilège de diriger une confédération syndicale nationale. J'ai déjà eu l'occasion, principalement sur un plan européen, de réfléchir et de travailler avec des responsables syndicaux d'autres pays, pour élaborer des plateformes communes, principalement à la confédération européenne des syndicats. Pour être pertinent, le mouvement syndical a besoin d'appréhender aussi les questions dans leur dimension globale, internationale.

Les mises en cause que nous subissons en France sont symptomatiques de la joute sur le type de référence sociale dans le monde qui se jouera demain. Et lorsque des millions de travailleurs sont dans la précarité absolue, lorsqu'un travailleur sur deux dans le monde n'a pas de contrat de travail, quelle sera la situation de la majorité demain ?

Il nous faut être présents, avec les autres, sur ces enjeux-là. Et puis je viens avec mon patrimoine CGT. Et celui d'un militant qui a eu l'occasion de partager avec des travailleurs et dirigeants syndicaux aux expériences diverses ; tels, par exemple, des camarades de différents pays d'Afrique, soumis au travail informel et à des conditions très différentes, mais avec qui nous partageons des objectifs communs.