Alors que des milliers de migrants, fuyant la guerre et la dépossession, meurent régulièrement en Méditerranée, l'UE envisage de nouvelles mesures où le sécuritaire l'emporte sur la solidarité. Analyse.
Une hécatombe. Et encore une autre. Par centaines, des femmes, des hommes, des enfants, perdent leur vie en Méditerranée pour avoir tenté de fuir une mort annoncée, de ne pas demeurer otages des guerres, de quitter la misère infligée par ceux qui les dépossèdent de leurs ressources nationales et de leur droit à des emplois décents. Ils viennent de Syrie, de Palestine occupée, d'Irak, d'Afghanistan, d'Erythrée, de Somalie… Les chiffres, on le sait, ne disent rien des désespoirs ni des derniers instants de chacun de ces candidats à l'exil. Et pourtant. Le bilan funèbre de ces derniers jours, au large des côtes libyennes et de l'Europe, s'élève à plus de 1 200 morts. Encore une fois.
ALIBI SÉCURITAIRE
«Mettre un terme à de telles tragédies.» Le mot d'ordre semble partagé, des ONG aux États membres de l'Union européenne. «Nous n'avons plus d'alibi», estime la Haute représentante de l'UE à la politique étrangère, Federica Mogherini. Mais les mots n'ont pas pour tous le même sens.
Côté officiel, ils portent d'abord une vision prétendument sécuritaire pour la forteresse européenne qu'a renforcée la stratégie de Barcelone, depuis le début des années 1990, en intensifiant des relations commerciales déséquilibrées entre les deux rives de la Méditerranée et en imposant des freins à l'émigration vers l'Europe. La frontière s'ouvre aux capitaux, aux productions, aux délocalisations, mais se transforme en mur, à la fois concret et idéologique pour les femmes et les hommes. Les migrants représenteraient d'abord un danger pour les États européens, leurs économies sinon la «civilisation» européenne elle-même.
Empêcher la réitération des tragédies en mer, ce serait en premier lieu renforcer l'interdit, décourager les tentatives d'échappées vers un espoir de survie, ériger des barrières plus hautes et plus solides. Comme l'explique Claire Rodier, l'une des fondatrices de Migreurop observatoire des frontières le business sécuritaire s'avère fructueux en millions d'euros.
Dans le même temps se déploie un discours de peur de l'Autre, transformé en concurrent potentiel, un discours exemptant de toute responsabilité et même de toute visibilité les vrais profiteurs de l'exploitation, au Sud comme au Nord, de la mise en concurrence des salariés au-delà de toute frontière. Quant aux États voisins de l'UE, ils sont sommés de se transformer en bons gardiens aux portes de la forteresse.
«TRITON» VERSUS «MARE NOSTRUM»
C'est ainsi que David Cameron, le premier ministre britannique, veut avant tout empêcher les migrants de prendre la mer et défend la décision, prise à l'automne dernier, de mettre fin à la stratégie «Mare nostrum» qu'avait mise en place l'Italie pour aider à les sauver. L'Italie, déboursant alors quelque 9 millions d'euros par mois, avait permis le sauvetage de près de 150 000 migrants en une année. Mais les membres de l'UE ont préféré renforcer «Frontex» ou créer «Triton», dont l'objectif est de surveiller les côtes et d'empêcher les migrants d'y débarquer, plutôt que de contribuer au financement d'un «Mare nostrum» élargi.
RENFORCEMENT DES CONTRÔLES
Lundi 20 avril, les ministres de l'Intérieur et des Affaires étrangères de l'UE ont planché sur une série de mesures sur lesquelles devraient se mettre d'accord les États membres, ce jeudi, à l'occasion d'un sommet européen extraordinaire.
Le plan prévoit le doublement des moyens pour la mission de surveillance maritime Triton. Elle pourrait patrouiller dans une zone plus large, moins cependant que Mare nostrum. Elle devrait aussi pouvoir participer aux secours. L’UE pourrait également envisager une autre répartition des demandeurs d’asile, de sorte que le sujet ne concerne plus seulement, ou principalement, l'Italie, Chypre, Malte, la Grèce ou l'Espagne.
Mais les 28 insistent aussi sur une meilleure coopération avec les pays d'origine et de transit des migrants potentiels pour mieux «réguler les flux» et souhaitent contribuer à mettre fin au chaos qui sévit en Libye où Daech s'est implanté à l'issue de l'intervention militaire française. En fait, il s'agirait surtout pour l'UE d'empêcher les départs éventuels de migrants syriens ou africains depuis les côtes libyennes, comme le préconise François Hollande qui, s'il en appelle à traiter «les causes mêmes de ce qui produit ces drames», mentionne non pas les motifs de départ des migrants mais la porosité des frontières ! Dans la même veine, l'UE envisage de… prendre les empreintes digitales de tous les migrants.
GUERRES ET DÉPOSSESSIONS, AUX SOURCES DE L'ÉMIGRATION
Pour les organisations de défense des droits humains et d'aide aux migrants, il s'avère surtout urgent de remettre l’humanitaire au centre du débat et de comprendre, comme l'a expliqué à la presse Francesco Rocca, président de la Croix-Rouge italienne, que l'«on peut fermer une route de migrants, y compris en Libye, une autre s'ouvrira ailleurs». Car rien n'empêchera jamais des êtres humains de chercher à survivre.
Or, le sud de la Méditerranée est en proie à des guerres meurtrières. L'invasion en 2003 de l'Irak déjà sous embargo, par la coalition créée autour des États-Unis, a certes mis un terme à une dictature, mais elle a aussi tué en masse, détruit l'État et les institutions du pays, mis à terre l'économie nationale et transformé les oppositions politiques en conflits confessionnels qui ravagent aujourd'hui toute la région et servent de prétexte à d'autres dictatures pour massacrer les résistances démocratiques et des populations entières.
Comme en Syrie. Nicolas Sarkozy prétendait que l'homme africain «n'était pas encore entré dans l'Histoire». Les richesses africaines, elles, sont bel et bien tombées dans l'escarcelle de multinationales qui, grâce à la complicité de régimes prédateurs, en tirent des bénéfices gigantesques. Ceux qui résistent à ces politiques et, n'en déplaise à l'ancien locataire de l'Élysée, font l'Histoire, sont victimes de répression ou de dépossession de leurs terres, les contraignant à la faim et à l'exil.
Enfin, on le rapporte peu dans les médias, mais l'exil se développe d'abord du Sud au Sud, où les flux sont bien plus importants que vers l'Europe.
Il ne s'agit donc pas de pauvreté endémique mais bien d'appauvrissement profitant aux bénéficiaires de paradis fiscaux. Et d'insécurité entretenue.
Pour la CGT, «l'Union européenne et les chefs d'États ne peuvent continuer de se défausser de leur responsabilité en axant principalement leur action sur la seule lutte contre les passeurs. Il est urgent que les besoins sociaux de ces populations trouvent des réponses pour leur permettre de vivre en paix et non dans la misère».
La Grèce ouvre une brèche
Le gouvernement grec avait promis un changement non seulement de politique économique, mais aussi en matière d'immigration. C'est en route.
Il a ainsi décidé de réquisitionner les centres désaffectés de l'armée ou de bâtiments publics pour en faire des centres d'accueil ouverts et non des centres de rétention.