De l’art en barre
Aujourd’hui, Rouen inaugure une vingtaine de fresques monumentales dans trois quartiers de la ville. Venus d’Argentine, de Pologne ou de l’Aveyron, 18 artistes... Lire la suite
Une voiture de police passe au ralenti dans la rue Michelet sans s'arrêter, alors qu'un jeune homme se tient devant une fresque en finition, des bombes aérosols à ses pieds. Est-ce l'auteur de cette œuvre incroyable juste à côté ? Non, l'artiste est à deux pas. Achevée depuis quelques semaines, elle nous avait littéralement éblouis, tant par la luminosité des couleurs utilisées que par sa composition anguleuse, cubiste, s'apparentant à un vitrail.
Cette fois, il met la dernière touche à une composition tout en rondeur, relevant du curvisme, un mouvement artistique privilégiant les courbes. Lui ? C'est Soklak Elgato – un pseudo qu'il a adopté, il y a une dizaine d'années –, que l'on rencontre quelques jours plus tard dans son atelier montreuillois.
Au fond d'une cour, un atelier modeste mais refermant quelques trésors : des œuvres, bien sûr, mais aussi une armoire pleine de bombes classées par couleur. Complètement inculte dans l'art du graff, on le bombarde de questions.
Comment se fait-il qu'il n'a pas été inquiété l'autre jour par la police, alors qu'il terminait son œuvre ? C'est une commande du propriétaire qui en avait assez de voir les carreaux de plâtre du rez-de-chaussée de l'immeuble, en attente de recevoir des bureaux, sans cesse tagués. Il connaissait son travail, lui ayant acheté une toile il y a quelque temps. Il lui a laissé carte blanche. Si la majorité des habitants du quartier l'ont félicité pour ses fresques, certains ont tout de même appelé les policiers. Autorisation en poche, ils sont repartis… Le tarif ? Ça varie en fonction des moyens des commanditaires, mais pas vraiment plus cher qu'un mur uni repeint par un artisan.
À Montreuil, pas mal de commerçants ont suivi le mouvement, en demandant à des graffeurs de décorer leurs rideaux de fer. Même la mairie a fait appel il y a quelques années à l'un des artistes de la ville, Espion, pour peindre l'office du tourisme…
Rue Michelet, Soklak a donc pu prendre le temps, en toute légalité, de peaufiner ses graffs mais ils sont tout de même appelés à disparaître. Comment s'accommode-t-on de ce côté éphémère des œuvres que l'on crée ? « On photographie. J'ai toujours un appareil à boîtier reflex pour flasher ce que je peins. Et puis, il y a la mémoire des gens qui se souviennent de tel ou tel graff et c'est important. Mais bon, au bout d'un moment, j'en avais marre de laisser des graffs sur les terrains, alors je me suis mis à faire des toiles en 2001.
Évidemment, face à l'immensité d'un mur, une toile d'un mètre sur un mètre, c'est ridicule, mais ça m'a permis de visiter d'autres techniques, de passer de la bombe au pinceau. » Aujourd'hui, à 37 ans, inscrit à la Maison des artistes, il vit de son art, en décorant des restos, des lofts ou des parkings ou en vendant ses toiles, notamment chez un galeriste partenaire, Art Génération, qui promeut les jeunes artistes à des prix abordables (1). Les œuvres de Soklak sont variées, avec presque toujours des mots à la clé, bien visibles, comme dans ses accumulations colorées ou cachés dans ses calligraphies ou dans certains de ses graffs où les lettres de son pseudo servent de base, répétées, décalées, le but du jeu étant de les repérer.
Pourquoi Soklak ? « Phonétiquement, ça rappelle mes origines polonaises. Comme tout tagueur, j'ai essayé trois, quatre pseudos avant de choisir celui-là. El gato (le chat en espagnol), parce que j'aime bien les chats et que j'en mets parfois dans mes graffs. » Des noms que les graffeurs adoptent par rapport aux lettres, à la graphie possible, à l'étrangeté aussi. Il partage son atelier avec Vision, un autre artiste de talent qui officie depuis plus de 25 ans sur Montreuil. Il se dit « writter », entendez adepte du « writting », l'art d'écrire son nom, apparu aux États-Unis dans les années 1970, qui va de la simple signature à des lettrages très élaborés. Vision a pris lui aussi plusieurs pseudos avant de choisir celui-ci, en référence à une marque de skates. Avant, ce fut Sirone ou Extaz qui pouvait se décliner avec d'autres lettres comme Ekstaz, Ekstase ou Xtaz. « J'avais trouvé une vingtaine de combinaisons possibles. »
Aujourd'hui, Vision – parfois écrit avec un z – donne des assemblages étonnants, sacrément dynamiques de par les contrastes des couleurs utilisées et les traits pleins de force qui se terminent parfois en flèches. Lui aussi peint sur toile et fait des collages. Parmi ses dernières œuvres, un fond gris comme un bout de mur dégueulasse d'où surgit par intermittence la couleur de ses lettrages. S'il ne vit pas de son art – il gagne sa vie comme animateur de centres de loisirs –, il a sillonné les festivals hip-hop, invité dans pas mal de pays d'Europe : Pologne, Espagne, Hollande, Allemagne, Danemark… participé à de nombreuses expos y compris au Grand-Palais, graffé pour les bonnes causes comme Reporters Without Borders (Reporters sans frontières), aux États-Unis…
Avant d'en arriver là, Vision, comme la plupart des graffeurs, a dû faire son nom, c'est-à-dire taguer son pseudo sans cesse et partout : métros, murs, périph, autoroutes, terrains vagues… « Surtout à l'époque, au début des années 1980 quand on n'avait pas Internet et peu de fanzines, c'était le seul moyen de se faire connaître », explique-t-il. Des tags les plus simples, façon « vandale », qui permettaient de « s'affirmer, d'exister tout en étant caché comme des membres d'une société secrète », s'amuse-t-il.
Aujourd'hui, c'est de plus en plus risqué, les lois se sont durcies, les brigades anti-graffitis ont perfectionné leurs méthodes et les amendes peuvent atteindre jusqu'à 200 000 euros. Et les vandales sont vite repérés dans la mesure où ils signent leur délit… « N'empêche, ils ont du mérite, ces tagueurs, ils arrivent à être parfois aussi présents que les publicitaires », lâche Soklak, fustigeant les affiches de pub 4×3 hideuses qui envahissent l'espace public pour pousser à la consommation et créer des envies et donc des frustrations chez ceux qui n'ont pas les moyens d'y accéder.
Au-dessus de sa fresque de la rue Michelet, Soklak a inscrit « RIP [Rest in peace, Repose en paix] – Clément Méric » (2), Pourquoi ? « Avant de peindre, il y avait un tag à la mémoire de Clément Méric, partageant certaines de ses idées politiques et déplorant la mort d'un jeune dans ces conditions, j'ai trouvé normal de perpétuer cet hommage sur mon mur. »
Comment faire lorsque des graffs sont salopés par des mauvais tags ? Comment se partage-t-on l'espace entre tagueurs ou graffeurs ? Eh bien, il existe des règles à respecter : un tag, signature simple, vaut moins qu'un « flop », une signature avec un lettrage rond et à deux couleurs, lequel vaut moins qu'un graff, un dessin bien plus travaillé. En d'autres termes, on ne tague pas sur un flop qui ne viendra pas se poser sur un graff. Règles implicites en général respectées et quand ce n'est pas le cas, c'est l'affront qui peut provoquer la course au repassage, la guerre des pseudos en quelque sorte…
Nos graffeurs émérites n'en sont plus là, même si des compétitions existent entre bandes, traduisez « crew », qui taquinent les murs ou les terrains vagues. Et sur Montreuil, ils ne manquent pas, tant la ville se transforme à un rythme effréné, laissant pas mal d'espaces en friche en attente de constructions. Soklak et Vision font partie du MCZ (Montreuil City Zoo), collectif qui rassemble une vingtaine d'artistes qui partagent les mêmes valeurs. Une compétition artistique s'entend… Parfois, des post-it à la bombe sont laissés pour prévenir que le graff n'est pas fini, histoire qu'une place soit laissée pour le terminer.
Rue du Sergent Bobillot, sur le mur de l'Albatros, anciens studios de Pathé, s'affiche la crème des graffeurs comme Retro Graffitisme de Paris, Seko, Modem, Mister Ema ou encore Artof Popof. Ce dernier y a son atelier et organise de grands raouts lors des journées portes ouvertes montreuilloises. Cette année, à la mi-octobre, la quatrième édition de Traits d'union (3) a rassemblé quelque 170 artistes en tous genres (sculpteurs, photographes, musiciens, poètes, danseurs, peintres…) contre une vingtaine en 2005.
Artof Popof, fils d'Alexandre Ginzburg, journaliste dissident d'URSS, a gardé son surnom de gamin, fraîchement débarqué en France ; le Popof pour le Ruscoff. Il a commencé à taguer à 12 ans avec les grands de l'Est parisien du MAC (« Mort aux cons »), il y a vingt-sept ans. Assez vite, il a gagné ses premiers cachets en peignant les devantures des magasins. S'il a appris à dessiner à la bombe dans la rue, il a tout de même fait trois ans de Beaux-Arts à Versailles, « sans obtenir le diplôme », précise-t-il presque avec fierté. Ses graffs sont signés de son pseudo à cinq lettres, signifiées par cinq traits qui s'entrecroisent pour former un arbre ou dans la chevelure afro de personnages réalistes. États-Unis, Europe, Chine, Brésil, l'artiste a posé ses graffs un peu partout dans le monde.
Si depuis des lustres et sur toute la surface de la planète, les graffitis s'affichent sur les murs des villes, parfois pour véhiculer des messages politiques, comme durant la révolution égyptienne (voir encadré), pourquoi graffe-t-on à Montreuil ?
Soklak, qui fait aussi du rap, signale : « Je ne suis pas très engagé dans ma peinture ; ce que j'ai sur le cœur, je le livre dans ma musique. » Et là, ça déménage comme dans le titre « Inadapté » de son album Le Marginal, en finition : « Sous le joug du Medef et d'un Smic à la ramasse, on fait les courses chez Lidl en rêvant de bouffer des gambas… » Les mots claquent comme dans ses graffs.
« Pour se sentir chez soi, dans son quartier, s'approprier son lieu. Mettre de la couleur et de la poésie dans la ville et retrouver une liberté », répond Artof Popof. Par passion de l'art, pour une ambiance, pour offrir « un musée à ciel ouvert » aux habitants, renchérissent Vision et Soklak. Un musée aux collections sans cesse renouvelées et d'une incroyable inventivité !
(1) Art Génération, 67, rue de la Verrerie, Paris 4e. www.artgeneration.fr/
(2) Clément Méric, jeune antifasciste mort en janvier 2013 après une rixe avec des militants d'extrême droite.
(3) Voir les photos de l'événement, prises par Jean Fabien sur : jean-fabien.exposure
Découvrir et comprendre le graffiti,
de Bernard Fontaine, éditions Eyrolles,
160 pages, 15,90 euros.
Soklak Elgato : soklakelgato.com
Vision : www.vision-oc.com
Artof Popof
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Graffiti Baladi,
textes d'Heba Mahfouz et de Rana Hassanein,
photos de Beshoy Fayez, éd. Omniscience,
128 pages, 24,90 €.
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