Pas de fumée sans eux
Rien ne sert de mégoter : le tabagisme soulève des questions de santé publique certaines et sérieuses. Cet impératif sanitaire intéresse les pouvoirs publics qui légifèrent et renseignent leurs campagnes de lutte contre le tabagisme en réduisant les espaces de promotion et de consommation, en accroissant le montant des taxes sur les ventes ou en ouvrant des campagnes de sevrage incitatives. Il intéresse également la recherche : « La maîtrise de la matière première, le tabac, et son amélioration de la graine à la fumée, tels étaient les objectifs et le souci de la Seita », rappelle René Delon.
L'ancien directeur de l'institut du tabac, à la retraite depuis 2007, vit la menace de fermeture du centre de recherche comme un véritable déchirement : « Tous les travaux, depuis sa création en 1927, ont permis aux produits du tabac de bénéficier des avancées constantes de la science et de la technologie en tenant compte de deux problématiques : la santé des consommateurs en suivant l'évolution des normes en vigueur, les besoins des acteurs de la filière en répondant aux impératifs de production. Si la Seita n'a jamais menti sur le danger du tabagisme, elle a toujours montré un intérêt à financer une recherche dont la mission principale consistait à développer les variétés de tabac industriel cultivées en France et à en améliorer la qualité. Aujourd'hui une page se tourne pour l'histoire et l'économie du Bergeracois, pour la recherche européenne et mondiale qui risquent de disparaître avec la production française de tabac. »
UNE PLANTE MODÈLE POUR
LES CHERCHEURS
ET POUR L'INNOVATION
Que les amateurs de la plante à Nicot se rassurent : la pénurie de clopes ne guette pas. Seuls la connaissance et le progrès technique, la culture avec un grand « C » en somme, sont en deuil. Faut-il s'en réjouir ? Avec la mise en vente de l'institut dordognot, le seul centre de recherche du genre en Europe, Imperial Tobacco consume les espoirs d'innovations et de découvertes que porte la plante tabac. Aucune autre qu'elle n'a donné lieu à autant d'études fondamentales. La raison ? Le tabac constitue un modèle biologique qui permet de mener différentes études applicables à d'autres plantes, ainsi qu'à de multiples domaines. Il rivalise ainsi, et sans complexe, avec la souris et le rat blancs des laboratoires…
UN PATRIMOINE ET UN POTENTIEL EXCEPTIONNELS
L'institut bergeracois, du haut de ses quatre-vingt-sept années, dispose en la matière d'un patrimoine et d'un potentiel exceptionnels acquis grâce à une collection qui rassemble plus de mille espèces et variétés différentes, conservées sous forme de graines en salles conditionnées et reconnues Collection nationale. Ses équipes, de l'ouvrier spécialisé à l'ingénieur, ont par exemple beaucoup contribué à la lutte contre les maladies bactériennes telles que le mildiou, mais aussi contre les maladies fongiques et virales, en coopération avec l'INRA. Parce qu'il est depuis longtemps un pionnier dans le secteur des biotechnologies, la recherche de solutions génétiques aux problèmes phytosanitaires est à l'origine de longs programmes de sélection pour aider les planteurs à assurer une production de qualité et réduire l'emploi de produits dangereux. Une quête du « tabac propre » qui concerne aussi le consommateur d'ailleurs : « Qui sait aujourd'hui que les équipes de l'institut sont à l'origine de la découverte d'un pied de tabac sans nicotine ? », interroge François Pontalier, un retraité du centre de recherche.
ABANDONNER LA RECHERCHE NUIT À LA SANTÉ, À L'EMPLOI ET À L'INDUSTRIE
Si le statut public de la Seita a permis de maintenir, tout les réorganisant, les missions et les activités de l'institut du tabac, la privatisation de l'entreprise en 1995 puis le rachat d'Altadis par Imperial Tobacco en 2008 signent l'abandon d'un outil de premier plan pour la recherche et la santé publiques : « Depuis 2009, l'accent est mis, non plus sur l'innovation, mais sur les travaux utiles à la production de graines et à la sélection variétale. Et le rythme s'accélère depuis la mise en vente du site voilà deux ans, regrette Martine Jourdain, la secrétaire CGT du CHSCT. Terminé, les partenariats initiés avec l'Inserm et des laboratoires spécialisés pour approfondir la recherche sur le cancer, tout comme le programme de recherche conduit en Amérique latine. Quant au Groupement d'intérêt scientifique créé en 1987 entre Altadis et l'INRA, il n'est qu'une coquille vide. »
TERMINÉ, LES PARTENARIATS
POUR APPROFONDIR LA RECHERCHE SUR LE CANCER…
La technicienne affiche une ancienneté de vingt et un ans et un écœurement certain face à la braderie, scientifique et sociale, opérée par le groupe anglo-saxon : « Imperial Tobacco n'a plus aucune stratégie scientifique à Bergerac et saborde aujourd'hui une entreprise, ses unités de production et ses centres de recherche, pour remonter un maximum de profits et de dividendes pour les actionnaires, conclut-elle. On continue à travailler, mais pour quoi et pour qui ? Peut-être aurait-il fallu, lorsque le gouvernement Balladur a privatisé la Seita, que les activités de recherche de l'institut passent dans le domaine public… » Si le tabac est une question de santé publique, la recherche est l'un des leviers à activer pour conduire une politique réellement efficace. Elle ne peut donc pas être bradée, ni laissée entre les mains d'intérêts privés. Et rien ne sert de mégoter…
ÇA TOUSSE À BERGERAC
Jusque-là tout va bien… Le message se veut rassurant mais, ânonné depuis l'annonce de la mise en vente du site en 2012, il use les salariés : « Lorsque Imperial Tobacco a annoncé le PSE, France Tabac s'est positionné comme repreneur, explique Greg Swiniarsky, le délégué CGT du site. Un accord oral aurait été conclu pour une reprise partielle des emplois et des activités de l'institut, mais on attend toujours qu'il soit finalisé. Le sera-t-il, d'autant que la direction peine à remplir ses obligations légales en matière de recherche d'un repreneur ? »
Interrogé, le responsable de communication de France Tabac confirme l'intérêt de la coopérative de planteurs pour le centre de recherche : « La filière tabacole française, la sixième en Europe et la trente-cinquième dans le monde, est toute petite, déclare François Vedel. L'institut du tabac de Bergerac constitue donc un atout important, capital même, pour le maintien, l'image et l'écoulement de notre production. » L'offre présentée par France Tabac prévoit le maintien sur site de cinq ou six salariés dont les missions concerneraient la production de graines et la sélection variétale. La CGT prend note, mais travaille de son côté à une solution alternative : demande de l'audit des comptes de l'institut et création d'un groupe de travail accompagnent le travail d'information et de mobilisation quotidien des militants. Sollicitée, la direction d'Imperial Tobacco n'a pas répondu à nos questions.