Du social, matin, midi et soir
Après le succès de la manifestation syndicale du 31 mars, la mobilisation contre la loi Travail s’amplifie. Le clin d’œil de notre dessinateur est l’occasion de rappeler... Lire la suite
Être ici, c'est déjà être un peu ailleurs. Pour ceux qui jouent le jeu à fond, nous ne sommes pas dans la nuit du 5 avril 2016, mais bien le 36 mars, soit cinq jours après la fabuleuse – et pluvieuse – manifestation du 31.
Un nouveau calendrier révolutionnaire ? Peut-être bien tant ce qui se passe ici annonce des mouvements sociaux d'un genre inédit. Passer la « nuit debout » n'est pas une parole en l'air, mais une réalité.
Des tentes sont montées, des chorales s'improvisent et des débats auront lieu jusqu'au petit matin, heure à laquelle les policiers viennent régulièrement expulser ces noctambules plus politisés qu'alcoolisés.
Dans la fumée des merguez et des brochettes poulet/oignons, deux hommes aux allures de jeunes cadres se plaisent à rejoindre la foule dense qui est installée Place de la République. « C'est bien ce principe de venir tous les jours à la même heure. Moi je viens après le boulot et comme ça, j'assiste à des débats, des partages d'expérience. Cette diversité, c'est la richesse de l'humanité. C'est nécessaire de la retrouver, le monde du travail nous cloisonne tellement », explique l'un d'eux qui est informaticien.
Militants associatifs et syndicaux, mais aussi parents de jeunes enfants, femme enceinte, jeune fille voilée, étudiants et lycéens, chômeurs et sans-papier… se retrouvent ensemble.
Difficile de faire plus diversifié. Dans cet environnement impensable il y a seulement quelques semaines, Aline Pailler est dans son élément. Journaliste à France Culture, elle raconte avec enthousiasme son expérience des cinq nuits qu'elle vient de vivre.
« C'est fou et passionnant ce qui se passe ici. Il y a chaque jour plus de monde et le mouvement s'étend à des dizaines de villes de province. Les CRS ne peuvent rien faire, car c'est le peuple qui est ici, à sa place, dans la rue. On sent un tel besoin de se parler », dit-elle en replaçant autour de son cou son foulard rouge qui ne cesse de s'envoler.
Une minute plus tard, l'étoffe s'échoue sur la tête d'un homme assis au bord de l'estrade où se font les prises de paroles. « Tiens, le voile révolutionnaire, ça aussi c'est nouveau », plaisante-t-il bière et cigarette à la main. Chauffeur de taxi, Olivier est venu ici « pour se réchauffer, pour prendre l'ambiance . Si j'ai bien compris, c'est l'opposition à la loi El Khomri puis maintenant ça déborde. C'est bien. Tout est tellement verrouillé ». Il a bien compris. À 59 ans, après vingt ans de carrière, Olivier a préféré redevenir salarié d'une société que de conserver sa licence de taxi.
« On sent vraiment la pression d'Uber. La logique Macron c'est tous patrons, mais quelques-uns seulement seront très riches et les autres, les micro-entrepreneurs, seront le prolétariat du XXIe siècle. Un monde sans entreprise, où l'on s'auto-exploitera… Si c'est ça le grand projet des socialistes ! »
À 20 heures, les prises de paroles ont commencé depuis plusieurs heures déjà et la foule écoute sans se lasser, assise sur les dalles de la place de la République. Au micro, certains évoquent la nécessité de porter des agoras en banlieue, d'autres réclament plus d'actions concrètes. Quand les lycéens, sortis de garde à vue rejoignent la place vers 20 h 30, une clameur chaleureuse les accueille.
Une délégation de volontaires se met en place pour aller réclamer devant le commissariat du Ve arrondissement la libération des derniers « emprisonnés ».
La veille, quelque 300 intermittents avaient rejoint la place après leur AG au théâtre de la Colline aux cris de « artistes en colère, citoyens debout ». Un grand moment de convergence et d'espoir pour Denis Gravouil, secrétaire général de la CGT spectacle pour qui « ce lieu est un des rares endroits où la jeunesse et les travailleurs peuvent se rencontrer » (l'Humanité du mercredi 6 avril).
Les prises de paroles, les interventions des réfugiés et de François Ruffin et Françoise Davisse, respectivement réalisateurs de Merci Patron et de Comme des lions sur le thème « cinéma et politique » font s'écouler les heures de la nuit. Les yeux rougis par le sommeil, Flora 23 ans est venue avec quelques amis. C'est sa première nuit debout et elle est émerveillée par la vitalité, « l'énergie qui s'en dégage ».
Étudiante en licence d'histoire, elle travaille dans un fast-food pour payer ses études. Elle se plante devant les guirlandes de messages qui agrémentent la place. On y lit de tout, des références aux chansons anarcho-syndicalistes – « c'est reculer que d'être stationnaire » – aux blagues de potache : « le capitalisme doit rester un jeu Monopoly ».
« Je ne sais vraiment pas de quoi mon avenir sera fait, reprend Flora. Mais je lis beaucoup de choses en ce moment et je m'intéresse à ce qui s'est passé en mai 68. Ici, ce n'est sûrement pas le grand soir, mais ça donne de l'espoir pour toute la matinée. »
Ces petits matins seront-ils l'aube d'un apprentissage de la politique pour toute une génération ? Impossible de prédire ce que deviendra ce mouvement, mais une chose est sûre, l'espoir de changer ce système est bien palpable, place de la République et plus personne n'accepte d'entendre le credo libéral du « il n'y a pas d'alternative ».
Rendez-vous tous les soirs à partir de 18 heures, place de la République à Paris.
Actions prévues vendredi 8 avril. Plus de renseignements sur place.