Sorti le 13 mars, Notre Monde, de Thomas Lacoste
est un film-manifeste appelant à faire de la politique,
si possible autrement, et donnant la parole à
35 penseurs. S'ils font, chacun dans son domaine,
le constat souvent accablant d'une société en pleine déconfiture, ils esquissent des propositions pour
qu'il en soit autrement.
« Les bases de cette société sont dans un triste état. Une civilisation est en train de s'achever. Cela mérite quelques pensées », nous dit le philosophe Jean-Luc Nancy dans le prologue de Notre Monde. Et nous sommes servis en matière de pensées. Durant deux heures, pas moins de
35 intellectuels * – philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains – se succèdent devant la caméra pour livrer tour à tour, en plan rapproché, une critique de notre monde comme il va et proposer des pistes pour penser autrement son fonctionnement. La plupart des entretiens ont été enregistrés lors d'une soirée publique organisée à la Maison des métallos, en avril 2012, en pleine campagne électorale. Une démarche ô combien précieuse pour nous sortir de la morosité ambiante, où bien souvent toute pensée peut nous sembler vaine face à une machine invisible qui broierait tout sur son passage au nom de la rentabilité. « Plus de 35 intellectuels qui se retrouvent, malgré leurs divergences, sur un projet commun de déconstruction et de repolitisation de notre monde, cela ne s'est jamais vu au cinéma, rappelle le réalisateur. Mais surtout, cela dit de l'urgence à retrouver du lien, à réapprendre à voir, à tenter de nouveaux rapports et de nouvelles formes, à faire circuler de nouvelles réflexions, à tendre vers une pensée commune pour sortir au plus vite des croyances collectives, infiniment mortelles, véhiculées par les valeurs économico-financières et le grand délire sous-jacent d'“enrichissement” sans limite qui définit la sénilité du capitalisme du moment. »
Face à la richesse des interventions, nous nous sentons un peu moins démunis pour redevenir des acteurs politiques à part entière, surtout en ces temps troublés où le « tous pourris » vis-à-vis de la classe politique se développe dangereusement. Pour l'historienne Sophie Wahnich, « il s'agit de refabriquer du monde commun. Un changement ne peut venir que par un effort de la pensée. Penser ce qui nous arrive. Cet effort vis-à-vis d'un savoir doit être effectué par les intellectuels mais aussi par ceux qui le reçoivent ». Le film de Thomas Lacoste, qui s'inscrit dans une démarche déjà largement engagée, nous en fait la démonstration en livrant la pensée des uns et des autres, partant d'un même constat, certes, déprimant, mais autant le regarder en face. Notre monde tel qu'il évolue dans une course effrénée à l'enrichissement qui touche toutes les sphères de la société devient de moins en moins vivable mais des alternatives existent, à nous d'inventer d'autres modèles, de réintroduire de l'utopie loin des visions strictement comptables ou sécuritaires qui régissent de plus en plus nos sociétés. Les interventions concises et claires des penseurs qui se succèdent dans Notre Monde peuvent ainsi dessiner les premières pièces d'un puzzle qu'il nous incombe d'imaginer.
Penser la Commune
Il est clair que la tâche est ardue d'autant que les repères d'antan semblent dépassés. Comme nous l'indique Jean-Luc Nancy, les institutions qui devraient abriter l'exercice de la pensée – l'académie (d'une convention désuète), l'université (presque entièrement une institution de formation professionnelle) ou les think tanks (entre lobbying et recyclage de « fondamentaux ») – ne sont plus aptes à le faire. Le philosophe propose « la commune pensée ». Avec une majuscule, la Commune pensée devient un penser la Commune. Mais il n'est nullement question de consensus. Pour Thomas Lacoste, « il n'y a que le dissensus, le singulier-pluriel, les devenirs minoritaires qui peuvent témoigner d'une véritable fécondité en la matière. Parce que le dissensus remet en question l'évidence de ce qui est perçu, pensable et faisable. Je ne vois pas de démocratie sans ces mécanismes à l'œuvre. Pour moi, c'est le nerf du politique aujourd'hui. »
Et nous voilà embarqués pour une réflexion tous azimuts balayant tous les secteurs de la société : santé, éducation, travail, justice, économie, culture, Europe. Ainsi, Notre Monde pourrait être un condensé de nos questionnements actuels en mettant des mots sur une évolution délétère. Y compris dans le domaine de la santé. André Grimaldi, médecin à la Pitié Salpêtrière, nous alerte : « La pérennité de notre système de santé est menacée en raison de sa privatisation croissante depuis dix ans et accélérée depuis cinq ans. » Après avoir dénoncé les déremboursements de la Sécu, l'explosion des dépassements d'honoraires et la loi Hôpital, patients, santé, territoires mettant en concurrence l'hôpital public et les cliniques commerciales, le professeur lance des pistes pour inverser la tendance comme un retour au remboursement minimal de 80 % originel de la Sécurité sociale (contre 55 % actuels), avec une révision des prix des médicaments. « Pour ma part, j'ai été abasourdie d'apprendre dans quel état était la médecine. Même ce secteur qui semblait sacré est touché », réagit Sophie Wahnich. Et de pointer le fait que d'apprendre, de savoir est une entreprise de lucidité qui peut donner du courage. Thomas Lacoste renchérit : « Je suis convaincu que notre principal problème, qui a à voir de très près avec le cinéma, c'est d'arriver à voir. Une fois que nous voyons, le chemin est quasi fait, ou disons que nous savons où le prendre, de quoi il est fait, quelle est sa topographie et vers quoi il mène… »
Le travail mis à mal
Les interventions sur le travail sont des plus pertinentes. À commencer par celle de Robert Castel, sociologue de haute portée, disparu le 12 mars dernier, sur le développement du précariat : « Pour ce capitalisme donc, l'idéal serait une société de pleine activité qui ne serait pas une société de plein emploi, c'est-à-dire une société dans laquelle tout le monde ou presque travaillerait, mais le plus souvent possible dans des conditions précaires, moins coûteuses et plus flexibles que celles qui sont garanties par le statut de l'emploi. » Et de faire l'éloge d'une sécurité sociale professionnelle. Le magistrat Patrick Henriot, lui, revient sur les attaques contre le Code du travail. « La préférence est dorénavant de plus en plus largement accordée aux accords négociés plutôt qu'à la loi, de même qu'elle est accordée aux accords négociés au niveau local, où les organisations syndicales ne sont pas forcément très fortes ni même présentes… »
L'emploi est « devenu la principale variable d'ajustement d'entreprises que de puissantes holdings achètent puis revendent après en avoir dégagé la profitabilité en procédant à une réduction drastique des coûts de main-d'œuvre. […] Pour rompre avec cette logique, il faut remettre le droit du travail à l'endroit, rétablir le principe de hiérarchie des normes qui soumet chaque règle à celle de niveau supérieur ».
Le psychiatre Christophe Dejours, directeur du Laboratoire de psychologie du travail et de l'action, qui reçoit des salariés de plus en plus en souffrance, raconte : « Il y a des gens exaspérés qui menacent, j'en entends, je vois des gens arriver en disant “je vais faire un malheur”, ils ont des armes, c'est très inquiétant quand même ! Donc il y a des formes de violence tournées vers l'extérieur. Mais il y a aussi une autre possibilité, c'est que, tout simplement, le système s'effondre. » Quoi qu'il en soit, des « entreprises bienveillantes », qui remettent en question un système de concurrence à tout va, qui repose sur la pressurisation des salariés, tentent des expériences sur d'autres formes de management.
Les frontières en question
Le film est ponctué par des extraits du livre de Marie Ndiaye, Trois femmes puissantes (Gallimard 2009), lus par la comédienne Marianne Denicourt, qui retrace l'histoire de Khady Demba, une jeune Africaine qui tente de se rendre en Occident et va finir sur une frontière de barbelés. Comme pour nous rappeler que notre monde ne peut être pensé qu'à l'échelle de la planète. Au-delà, le thème des frontières ne cesse d'être questionné tout au long du film comme le regard que l'on porte sur l'autre, l'étranger, le sans-papiers ou l'homosexuel.
Les interventions du sociologue Éric Fassin, de l'historien Pap Ndiaye ou de la philosophe Elsa Dorlin viennent contrecarrer les discours de la droite extrême qui rejoignent ceux de l'extrême droite. « Nous avons tous, assurément, quelque chose à voir avec cette belle Khady Demba, avec ces voyageurs, explique Thomas Lacoste. De leur prise en compte dépend notre devenir, entendu que l'étranger n'est pas hors de notre monde mais bel est bien inclus dans celui-ci. Penser que de fermer les yeux sur ces réalités nous permettrait d'échapper à cette monumentale violence est une bêtise sans nom. Il n'y a ici que deux solutions : ou nous voyons les choses en face, et nous nous disons qu'il est parfaitement insupportable et intolérable que les corps de ces personnes soient privés de liberté et qu'il faut absolument tout mettre en œuvre pour résoudre cette question-là, celle de la liberté de circulation des personnes, des pensées, des idées, des sentiments, des sensations ; ou si nous ne prenons pas en charge cette problématique, nous sommes implicitement complices des pouvoirs qui structurent ces empêchements. Il n'y a pas de troisième voie. Être témoin n'est pas suffisant. »
Le film en débats
La démarche de Notre Monde est en devenir, elle appelle des débats à poursuivre au-delà de la projection. Comme nous y invite son magnifique épilogue tiré d'un texte de Michel Butel (L'impossible) : « Ne respectez plus les puissants de ce monde, admirez de plus impressionnantes personnes. N'interrogez plus les experts de ce monde, palabrez avec de plus sages personnes. » Ainsi, nombre de rencontres publiques sont organisées dans les cinémas, les universités ou au sein d'associations. Un site Internet est dédié au film pour permettre aux spectateurs de revenir sur chacune des interventions du film et même une dizaine d'autres. Il accueille les retours des spectateurs sous de multiples formes : des captations des débats accompagnant les projections, des micros-trottoirs à la sortie des séances et de nombreux textes. « Face à l'affluence durant les débats, les demandes de projection et les retours et contributions envoyés, on peut dire que le film ne manque pas de spectateurs actifs qui cherchent à s'emparer des leviers politiques qu'il propose », note le réalisateur. Signe que nombre de citoyens sont prêts à remettre en question une vision alarmiste assénée comme pour mieux nous paralyser dans nos critiques.
Voir la bande annonce du film
* Les intervenants :
Eric Alt, Etienne Balibar, Luc Boltanski, Matthieu Bonduelle, Laurent Bonelli, Michel Butel, Robert Castel, Christophe Dejours, Elsa Dorlin, Jean-Pierre Dubois, Eric Fassin, Bastien François, Susan George, François Gèze, Jean-Luc Godard, André Grimaldi, Nacira Guénif-Souilamas, Patrick Henriot, Françoise Héritier, Christophe Mileschi, Jean-Luc Nancy, Pap Ndiaye, Toni Negri, Gérard Noiriel
Bertrand Ogilvie, Louis-Georges Tin Sophie Wahnich
La participation de : Anaïs De Courson et Delphine Moreau
Les contributions de : Hourya Bentouhami, Barbara Cassin, Monique Chemillier Gendreau, François Chesnais, Claude Corman