Trop souvent banalisé, le racisme au travail est minimisé en France. Le patronyme ou la couleur de peau constituent pourtant un plafond de verre bien réel. Et même quand les discriminations sont identifiées, il n'est pas simple d'obtenir réparation. Un racisme qui fait le jeu d’un capitalisme prospérant sur les inégalités. Cette enquête est à retrouver dans le numéro 11 du trimestriel la Vie Ouvrière consacré à l'entreprise.
« J'ai un rôle pour une personne comme vous. » Cette petite phrase, la comédienne Hyam Zaytoun l'a souvent entendue au cours de sa carrière au théâtre et au cinéma. Bien que formée au Conservatoire national supérieur d'art dramatique, elle n'a jamais pu accéder aux textes du répertoire classique ou contemporain, seulement celui de la francophonie. La faute à son patronyme ou sa couleur de peau ? « Le milieu s'imagine très progressiste et universaliste, juge l’actrice, mais le théâtre est très blanc, bourgeois, hétéro-normé. » Membre de l'Association des acteur.ices (ADA) fondée en 2021 pour dénoncer les violences sexistes et sexuelles, ainsi que toutes formes de discriminations, la comédienne fait état d'un racisme qui ne dit pas son nom : « Les récits sont trop souvent stéréotypés et écrits du point de vue dominant. Le jeune homme arabe vivra en banlieue, l'asiatique sera restaurateur. Ces clichés sont nocifs et s'ajoutent au racisme de la société. »
Rue de Flandre, au standard de la permanence parisienne de SOS Racisme, l'équipe de juristes reçoit plusieurs dizaines de coups de fil par jour. Elle établit un premier diagnostic et qualifie les faits sur le plan juridique. « Le fait de réaliser qu'on est victime de discrimination n'arrive pas tout de suite, remarque Ester Mbikinkam, chargée de mission au sein du service juridique. On commence par se demander ce qu'on a fait de mal avant de réaliser que la mise à l'écart vient de la couleur de peau, de notre nom, des origines. Le premier pas est de comprendre quels sont ses droits. Et il est difficile d'apporter des preuves si des collègues n'ont pas ouvertement tenu des propos racistes. »
Le matin même, cette juriste a réceptionné l'appel d'une salariée du secteur de la santé traitée de « négresse » par une collègue. Dans ce cas, l'association conseille dans un premier temps d'alerter la direction, tenue en tant qu'employeur d'agir du fait de ses obligations en matière de santé et sécurité. « On suggère d'essayer d'abord la médiation car les procédures contentieuses sont longues et coûteuses. Le salarié discriminé peut saisir les prud'hommes, l'inspection du travail et se mettre en relation avec les délégués du personnel ou les syndicats, précise la juriste. Beaucoup de personnes sont très fatiguées et finissent en arrêt maladie. Mais la plupart veulent agir pour éviter que d'autres soient victimes. »
L'égalité est un mythe
Psychologue clinicienne, Marie-France Custos-Lucidi reçoit des patients confrontés au problème du racisme au travail. « Ils arrivent dans des états très dégradés. Ils sont effondrés, car ils ne sont pas reconnus dans ce qu'ils sont, ni ce qu'ils font », fait état la psychologue, auteure du Racisme ordinaire au travail, aux éditions Érès. Dans cet ouvrage, elle rapporte le cas de Malia, une directrice d'agence bancaire bardée des meilleurs diplômes mais contrainte, du fait de sa couleur de peau, de démarrer au plus bas de l'échelle. Cette cadre mettra du temps à comprendre que sa classe sociale ne l'a pas protégée.
« Ils ont honte car ils imaginaient que la France était un pays très égalitaire, mais l'égalité est un mythe. Le racisme au travail est banalisé, minimisé, et c'est très dur, de ce fait, d'être entendu. Un patient à qui son chef disait “Toi comprendre moi ?” lui affirmait que c'était juste une plaisanterie. La discrimination est un outil relationnel au service des rapports de domination. Et quel que soit le secteur d'activité, le racisme pèse sous toutes ses formes », constate la praticienne. Avocat des « chibanis », ces 848 cheminots marocains discriminés pendant des décennies par la SNCF – ce qui a valu à l'entreprise une condamnation en 2018 –, Slim Ben Achour constate qu'aucun milieu social n'est épargné : « La discrimination est massive et les victimes intègrent généralement le stigmate. Les cadres qui ont atteint un certain niveau dans la hiérarchie sociale ont intérêt à jouer le jeu. Certains adoptent même le discours raciste dominant pour accéder à leur fonction. »
Burn out racial
Les sondages d'opinion le montrent, pour les personnes racisées*, il existe un continuum d'expérience du racisme lié à la couleur de peau, au patronyme ou aux origines, réelles ou supposées. Selon le dernier baromètre des discriminations établi en février 2023 par le Conseil représentatif des associations noires, neuf personnes noires sur dix déclaraient avoir été discriminées au moins une fois au cours de leur vie sur le lieu de travail, dans les établissements scolaires ou les espaces publics. Des petites remarques cumulées aux microagressions verbales qui peuvent conduire à un « burn out racial », voire à la dépression, notamment quand l'espace de travail est menacé. Si les personnes issues de l'immigration maghrébine et subsaharienne sont souvent stigmatisées, toutes les minorités ethniques sont concernées par le racisme.
Invitée du podcast Kiffe ta race, « Asiatiques, minorité modèle », l'autrice Mai Lam Nguyen-Conan évoque les clichés attachés aux Français d'origine asiatique, réputés « discrets » et « travailleurs », et vantés comme une communauté modèle. À condition de rester à leur place et de ne pas dépasser « le plafond de bambou », car sinon « vous commencez à déranger », souligne-t-elle. Discriminés et insuffisamment reconnus dans leur travail, les salariés racisés ont par conséquent tendance à en faire deux fois plus pour prouver leur valeur ou à s'enfermer dans le silence. « Leurs parents leur ont inculqué le fait de faire profil bas pour s'intégrer et il y a une chape de plomb sur la parole », reconnaît Laurent Salaam-Clarke, avocat au barreau de Paris.
« Le racisme ordinaire, c'est une violence sournoise, sous forme d'humour. Et quand les propos vont trop loin, les victimes ne vont pas se tourner vers le CSE, qui a un droit d'alerte, ou vers le syndicat, qui a un pouvoir d'action, car ils ont l'impression de s'adresser à des gens qui ne vont pas les comprendre à cause de leurs privilèges de Blancs. Les syndicats n'ont pas fait de travail de fond sur le problème du racisme au travail, » Laurent Salaam-Clarke, avocat au barreau de Paris
Pacte de blanchité
Parfois, au détour d'un conflit social, le problème du racisme fait surface. En grève depuis le 1er février 2024, des salariés d'un petit pôle d'astreinte téléphonique dans les services d'aide à la personne – des femmes pour la plupart – dénoncent des rythmes intenables et des faits de travail dissimulé. Toutes sont des personnes racisées sous contrat pour la société Onela (groupe Colisée). Elles dénoncent, sous le slogan « Salariés mais pas esclaves », des conditions de travail inacceptables. « Ça les choque qu'on soit aussi tenaces parce qu'ils nous prennent pour des personnes stupides. Nous estimons que c'est parce que nous sommes des femmes noires que nous sommes soumises à du travail dissimulé et à ces cadences infernales, accuse Bridgette, élue au CSE et déléguée syndicale CGT, qui a découvert qu'elle travaillait avec ses collègues pour trois sociétés différentes. C'est une société avec une gestion des ressources humaines raciste. Sur soixante-dix agences Onela en France, quatre étaient dirigées par des femmes noires. Toutes ont été licenciées… »
Psychologue du travail et doctorante, Carmen Diop prépare une thèse sur les femmes noires diplômées face au racisme. Elle ne s'étonne pas des pratiques en matière de RH dénoncées chez Onela : « Une femme noire n'est pas censée encadrer, diriger, prendre des décisions. Elle est censée obéir. Pour le lui rappeler, le collectif organise un “mobbing”, un harcèlement concerté visant à l'empêcher d'exercer ses responsabilités. » Un comportement théorisé par l'auteure brésilienne Cida Bento dans l'ouvrage Le Pacte de la blanchité, où elle décrit les accords tacites qui unissent les travailleurs blancs pour maintenir les personnes racisées à l'écart du pouvoir et défendre leurs propres privilèges. L'un des entretiens mené auprès d'une chef comptable par Carmen Diop illustre cette stratégie : « Elle supervisait dans la grande distribution tous les directeurs de magasins. Ils ont fait circuler une pétition pour dire qu'ils refusaient de travailler sous les ordres d'une Noire. Elle a fini par partir. »
Des agressions trop banalisées
Malgré les obligations de leur employeur, les victimes trouvent rarement du secours face à leurs harceleurs. Chez Onela, la déléguée syndicale (DS)accuse sa direction de ne pas intervenir lorsque des employées sont victimes de propos ouvertement racistes de la part de bénéficiaires ou de leur famille. « Ce racisme au quotidien subi par les salariés de l'aide à domicile, peu d'employeurs s'en préoccupent. Tout ce qu'ils regardent, c'est l'argent qui rentre », déplore Stéphane Fustec, de la fédération CGT Commerce et Services qui soutient la grève.
Dans la région nantaise, la directrice d'une association de soins à domicile a décidé de s'emparer du problème après avoir vu arriver dans son bureau deux salariées victimes d'agressions verbales. « Elles en avaient marre de se faire insulter, elles voulaient démissionner. On a décidé de faire un courrier aux familles pour dire que les propos injurieux, quelles que soient l'origine ou l'apparence des salariés, étaient inacceptables. Quand j'en ai parlé à des collègues de la région, ils m'ont dit que chez eux aussi, c'était sans arrêt », fait savoir, désolée, Blandine Jolivet, directrice de l'association Nantes Soins à Domicile.
Les personnes issues de l'immigration sont souvent sur-représentées dans certains domaines d'activité dévalorisés : le « care » (soins du quotidien), le nettoyage, la sécurité, le BTP… Des processus de catégorisation raciale peuvent par ailleurs y être mis en place, avec des assignations à certaines tâches selon la couleur de peau ou l'origine. Au procès dit « de Breteuil », du nom de la rue parisienne où travaillaient des ouvriers maliens sans papiers surnommés par leur employeur « les Mamadou », un système de discrimination raciale a été mis en lumière.
Rendue en 2019, la décision du conseil des prudhommes de condamner l'entreprise de BTP incriminée pour « discrimination systémique en lien avec l'origine », avec un million d'euros de dommages et intérêts versé aux victimes, constitue une première en droit français. « Il y a très peu de jurisprudence significative en matière de racisme dans le monde du travail, souligne Lionel Zevounou, maître de conférences en droit public. Avec “Breteuil”, on a découvert une hiérarchie professionnelle qui recoupait une hiérarchie raciale. Avec des chefs de chantiers portugais, puis des maghrébins et enfin des subsahariens en bas de l'échelle. »
Capitalisme racial
En mars 2024, le groupe d'intérim Adecco a été condamné au terme de vingt-trois ans de combat judiciaire pour avoir établi un système de fichage à caractère racial au profit de ses clients qui refusaient d'embaucher des non-Blancs. Des pratiques discriminatoires totalement illégales, mais pourtant largement répandues dans le secteur. L'année précédente, un intérimaire, Youness B., avait réussi à faire condamner, avec l'appui de la CGT et en s'appuyant sur la méthode Clerc, basée sur les statistiques, l'agence qui lui refusait un CDI du fait de ses origines maghrébines. Le tribunal correctionnel qui a condamné Adecco a estimé pour sa part qu'il existait bien un faisceau d'indices pour caractériser la discrimination à l'embauche, les recruteurs ayant notamment attribué un « code » aux salariés noirs.
« La hiérarchie raciale sert l'intérêt du capitalisme, elle permet de maintenir des divisions au sein de la classe ouvrière », estime Lionel Zevounou, faisant référence au « capitalisme racial », concept popularisé à l'occasion du mouvement social Black Lives Matter. Mais cette condamnation du géant de l'intérim n'a été obtenue qu'après une très longue procédure, preuve que la voie judiciaire peine à mettre en cause les employeurs et à bouleverser des systèmes discriminants solidement établis. Faute d'avancées sur les discriminations, en 2020, le Défenseur des droits alertait sur l'urgence d'agir. « Oui, il y a urgence, abonde l'avocat Slim Ben Achour. Mais le drame, c'est qu'il n'y a pas de politique publique… »
Les efforts entrepris depuis deux décennies pour s'attaquer au problème des discriminations se sont en effet révélés insuffisants. Créée en 2004, la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (Halde), qui disposait de moyens importants pour se saisir des discriminations, a cessé d'exister en 2011, ses pouvoirs étant transférés au Défenseur des droits. Pour lutter contre les barrières à l'embauche, beaucoup espéraient du CV anonyme. Expérimenté par Pôle emploi (aujourd'hui France Travail) entre 2009 et 2010, il s'est révélé, paradoxalement, défavorable aux candidats issus de l'immigration. Il a finalement été abandonné.