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ÉDUCATION

Dans son dernier livre, Philippe Meirieu dissèque et critique la réforme Blanquer

18 octobre 2019 | Mise à jour le 4 novembre 2019
Par | Photo(s) : Jean-Michel Delage / Hans Lucas
Dans son dernier livre, Philippe Meirieu dissèque et critique la réforme Blanquer

Vigoureusement combattue durant toute l'année scolaire 2018-2019, la réforme Blanquer allant du CP à l'Université est en place depuis la rentrée. Dans un long entretien, Philippe Meirieu – enseignant, chercheur, essayiste et spécialiste des sciences de l'éducation et de la pédagogie – en fait une analyse critique. Dans le même esprit qui l'a animé à publier une nouvelle édition, complètement refondue, de sa Lettre à un jeune professeur publiée en 2005.
NVO : Cette rentrée scolaire a vu l'entrée en vigueur de la « loi Blanquer » et de plusieurs nouvelles mesures. Quel regard portez-vous sur les réformes en cours ?

NVO, la Nouvelle Vie Ouvrière, le journal de l'actualité sociale, syndicale et juridique des militants de la CGTPhilippe Meirieu : Elles constituent des atteintes graves non pas à « l'égalité des chances » — un concept libéral — mais à l'égalité du « droit d'accès de toutes et tous à une éducation de qualité ». Contrairement aux annonces, la scolarisation obligatoire à trois ans, par exemple, n'est pas une mesure sociale : elle ne touche que très peu d'enfants et permet de verser 50 millions d'euros par an aux établissements privés qui scolarisent essentiellement des familles aisées.

À l'inverse, le gouvernement a refusé un amendement qui aurait permis de scolariser les enfants dont les parents n'ont pas d'adresse (réfugiés, habitants des squats…) Drôle de manière de rapprocher l'école de ceux qui en sont le plus éloignés ! Pour les fils et filles de privilégiés, au contraire, c'est le jackpot !

La création d'établissements publics internationaux (EPI), qui scolariseront des enfants sélectionnés de l'école primaire à la terminale, constitue un bond de 80 ans en arrière, à l'époque où les lycées prestigieux des grandes villes recrutaient leurs élèves dès l'école primaire et constituaient un réseau étanche réservé à la grande bourgeoisie.

Et la réforme du Baccalauréat ?

Elle installe une logique du self-service dans les lycées qui va profiter aux élèves des familles les plus initiées qui habitent près des lycées présentant toutes les options. Pour faire vivre la devise républicaine — Liberté, égalité, fraternité — le gouvernement a choisi : pas question de faire bénéficier les lycéens professionnels de l'enseignement de la philosophie (au contraire, on réduit les enseignements généraux), pas question de travailler à plus de mixité sociale dans les établissements, pas question de moduler systématiquement la dotation complète (salaires compris) aux établissements publics et privés en fonction des difficultés sociales des enfants qu'ils scolarisent.

La devise sera représentée par une affichette présentant le drapeau français et les paroles de La Marseillaise dans chaque classe…

C'est triste et ridicule : les adultes ne transmettent pas aux élèves les valeurs qu'ils affichent, mais celles qu'ils mettent en pratique ! Nous ne formerons nos enfants aux « valeurs de la République » qu'autant que nous nous efforcerons de les mettre en œuvre au quotidien dans l'institution qui les scolarise.

Le reste n'est que dangereuses songeries nationalistes. Et, pendant, ce temps, la mise au pas de l'école primaire, avec des programmes rétrogrades et des instructions techniques qui transforment les enseignants en simples exécutants de procédures « scientifiques », se poursuit.

En revanche, le dédoublement des classes de CP et CE1 dans les réseaux d'éducation prioritaire semble une mesure de justice sociale…

C'est un premier pas, mais il fonctionne trop, pour le ministère actuel, comme « un solde de tout compte », l'exonérant de tout autre effort. Ce dispositif a en outre remplacé le dispositif précédent « Plus de maîtres que de classes » (dont l'évaluation a été censurée par le ministère actuel) et supprimé les moyens qui lui avaient été affectés.

De nombreuses équipes pédagogiques ont ainsi été mises en difficulté alors qu'elles avaient engagé de belles innovations pédagogiques. De plus, cette mesure ne concerne pas tous les publics « difficiles », car beaucoup d'enfants en situation sociale précaire ne sont pas scolarisés en éducation prioritaire.

Y a-t-il une cohérence derrière ces mesures ?

Oui, elles s'inscrivent dans une perspective globale d'homogénéisation technocratique. Cette dernière serait imposée, nous explique-t-on, par les comparaisons et les évaluations internationales, elles-mêmes déclinées à l'infini en évaluations nationales, en évaluations locales, en évaluations dans la classe, puis en évaluation individuelle des enseignants.

Or, ces évaluations réduisent systématiquement tout projet éducatif à ce qui est mesurable, quantifiable et, désormais, comparable grâce à la monnaie commune que constituent les évaluations internationales PISA — le Programme international pour le suivi des acquis des élèves est une évaluation créée par l'OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) qui vise à tester les compétences des élèves et permet de mettre toute l'éducation en marché dans la grande « Bourse » qu'est devenue l'OCDE. Et cela bénéficie largement à ceux qui auront les moyens de profiter de ces évaluations pour mettre leurs enfants dans les « bonnes écoles » où les privilégiés se retrouveront entre eux.

Ces évaluations sonnent donc la mise en concurrence…

Oui, car c'est aussi un moyen pour imposer à tous ces acteurs de n'enseigner que ce qui sera évalué par PISA ; et c'est la soumission à PISA qui impose de donner la priorité dans tout enseignement à ce qui peut-être comparé — des compétences standardisées au détriment de toute autre dimension sociale et culturelle — afin de mettre les personnes, les collectifs, les nations en concurrence.

Cette homogénéisation technocratique, les enseignants la vivent tous les jours à travers une conception des programmes de plus en plus bureaucratique et des prescriptions pédagogiques issues, leur dit-on, des « données probantes ». On leur impose ainsi des méthodes qui auraient été validées en laboratoire par quelques scientifiques et qui devraient permettre de résoudre miraculeusement, dès lors qu'on les exécuterait minutieusement, tous les problèmes qu'ils rencontrent.

Contrairement à ce que certains imaginent, cette homogénéisation technocratique n'est pas le contraire du libéralisme, et elle en est le corollaire.

Pourquoi ?

Parce que c'est grâce à la multitude de comparaisons et d'évaluations standardisées qui nous envahissent qu'on peut libéraliser le système. C'est en fournissant le maximum d'indicateurs aux « consommateurs d'école » que l'on permet à ceux-ci de faire leur marché.

Et c'est parce que les « consommateurs d'école » font leur marché en cherchant, d'abord, l'intérêt — ou, plus exactement, ce qu'ils perçoivent comme l'intérêt — de leurs enfants, que se développent une clanification et une hiérarchisation implacables des écoles et établissements. On assiste ainsi au triomphe de « l'entre-soi », à travers des écoles dites « alternatives » qui surfent allègrement sur l'individualisme et le « développement personnel », à travers aussi certaines écoles privées qui fonctionnent comme des ghettos sociaux, et à travers, d'une manière encore plus perfide, le « Nouveau Management Public » qui impose au service public lui-même de fonctionner comme le privé : économies d'échelle, externalisation des services, mise en concurrence des agents, obligation de résultats, etc.

C'est le triomphe de « l'école efficace » qui — sans s'interroger sur « Efficace pour qui ? », « Efficace pour quoi ? » — permet d'organiser la mise en marché de l'éducation.

Quelles seraient les finalités de l'école à privilégier ?

Il faut interroger le paradigme de « l'école efficace ». Quand notre société tout entière est tentée par toutes les formes de ghettoïsation, il faut dire notre attachement à une école publique qui soit, en même temps, une école pour toutes et tous et une école du commun, une école accueillante avec chacune et chacun, d'où qu'il vienne et quel qu'il soit, et une école qui prenne soin de notre monde commun. Nous avons besoin d'un travail pédagogique continu sur la construction de collectifs qui assument, tout à la fois, le droit à la différence et le droit à la ressemblance, la possibilité d'être traité dans sa singularité et celle d'être reconnu, avec tous les autres, comme des êtres embarqués dans la même aventure, au sein d'un même monde, en quête, ensemble, du « bien commun ». Car, jamais, en effet, nous n'avons autant eu besoin de rappeler qu'avant d'être une valeur, la solidarité est un fait. Que nous le voulions ou non, nous sommes solidaires. Pour le pire peut-être. Pour le meilleur, si nous le décidons. Et l'idéal de coopération que les pédagogues de jadis avaient proposé au nom de considérations morales et sociales s'impose aujourd'hui comme un enjeu civilisationnel.

Que voulez-vous dire ?

Si, au-delà des réformes de tuyauterie, nous cherchons un sens à nos institutions scolaires, si nous ne voulons pas les laisser se transformer en machines technocratiques au service de la concurrence généralisée, il n'y a guère que là que nous pouvons le trouver. Et, mettre la solidarité au cœur de l'École, ce n'est pas une vue de l'esprit, une intention générale et généreuse…

C'est une manière de repenser aussi bien les programmes que l'organisation scolaire, la filiarisation des établissements que les pratiques quotidiennes, c'est apprendre, au jour le jour, à « faire ensemble » et non pas individuellement, les uns contre les autres. D'autant plus que, quand tant d'écrits sur l'éducation débitent des lieux communs éculés sur l'épanouissement de l'enfant et la réussite de tous — comme si quiconque pouvait se porter en faux contre de telles généralités bienfaisantes ! —, il ne faut pas hésiter à identifier des lignes de clivage.

C'est, d'abord, le principe d'éducabilité contre tous les fatalismes : le fatalisme des dons et celui de la reproduction sociale, celui de tous les « c'est comme ça ! » et de tous les « on n'y peut rien ! ». C'est aussi la visée émancipatrice à travers un usage de la raison qui permette de résister à toutes les formes d'emprise et de préférer la recherche de la vérité à l'enfermement dans les certitudes au nom desquelles on est prêt à détruire le monde. C'est, enfin, un projet résolu de démocratisation de l'accès aux savoirs libérateurs, contre toutes les formes de confiscation et d'élitisme.

Il y aurait donc une autre voie possible que celle des « réformes Blanquer » ?

Oui. C'est celle d'une École et d'une pédagogie de la solidarité. Voilà aujourd'hui le seul moyen pour faire échapper l'éducation à la concurrence mortifère dans laquelle les technocrates et les « managers » voudraient l'enfermer. Il nous faut une École qui, à tous les niveaux, promeuve la mixité sociale, l'entraide et la coopération.

Il faut une école qui donne enfin plus et mieux à ceux qui ont moins. Et puis, il nous faut montrer concrètement à nos enfants qu'il y a plus de plaisir à partager l'inépuisable — les connaissances scientifiques et les créations artistiques, les engagements pour un avenir meilleur et les joies du « faire ensemble » — qu'à consommer frénétiquement l'épuisable jusqu'à notre anéantissement.

Car n'en doutons pas : le véritable projet des adultes se lit moins dans leurs déclarations d'intention que dans ce qu'ils offrent à leurs enfants pour investir leur désir de grandir. Et que peut-on leur offrir de mieux aujourd'hui qu'une « pédagogie de la solidarité » ?

Meirieu appelle les profs à la résistance dans la réédition de sa lettre à un jeune professeurAlors que les mesures de la réforme Blanquer sont en place à tous les étages du système éducatif, ressort Lettre à un jeune professeur, dans une nouvelle version. Cet ouvrage que Philippe Meirieu avait initialement rédigé en 2005 a été revu et réécrit au présent. C'est un texte important et passionnant à plusieurs titres. Il y a d'abord la forme. Au-delà de la qualité de la langue et de la clarté du propos attendues d'un enseignant, le ton est direct, franc, respectueux.

Il établit d'emblée les termes d'un compagnonnage. « Chère collègue, cher collègue, Vous avez décidé ou allez décider d'entrer dans l'enseignement. Je ne saurai trop vous en féliciter. D'autant plus que notre système scolaire traverse aujourd'hui une période particulièrement orageuse », peut-on lire dans l'attaque.

Et tout en passant au crible les différentes mesures adoptées, l'auteur analyse la teneur de la séquence à laquelle on assiste. « C'est peu dire que les choses ont changé… Ce n'est pas à une réforme de plus à laquelle nous assistons aujourd'hui, c'est à un véritable changement de paradigme comme disent les scientifiques. »

Car, on n'est plus prof aujourd'hui comme on l'était en 2005, date à laquelle le malaise commençait déjà à se faire sentir. Et d'en venir au fond de l'affaire : « un changement qui concerne la conception même du métier de professeur. (…) un métier qui semble progressivement coupé des principes fondateurs de la République : former nos enfants à la liberté de penser, mettre en place un égal droit d'accès à l'éducation pour toutes et tous, faire vivre au quotidien la fraternité pour construire une société plus solidaires ».

L'évolution du métier s'est donc doublée d'un glissement du projet de société. Comme d'autres pans du service public, l'école est soumise à la logique libérale. Ce qui appelle à un sursaut, une réaction politique salutaire. « Et pour aller jusqu'au bout de ma pensée, chère collègue, cher collègue, lance Meirieu, je crois qu'il est absolument essentiel que vous assumiez, dans ce moment particulier de notre histoire, une fonction de résistance. Que vous revendiquiez haut et fort cette dimension aujourd'hui négligée de notre métier : la passion de transmettre. » On ne saurait mieux dire.

Lettre à un jeune professeurPhilippe Meirieu. Éd. ESF Sciences humaines. 166 pages. 12,90 €.