Travailleurs du 115 en Seine-Saint-Denis : l'espoir au bout du fil
« 115 du 93, bonjour. » à l'autre bout du fil, la voix d'une jeune femme. Elle est enceinte de huit mois et sans domicile fixe. La nuit dernière, elle a dormi dans la maternité où elle est suivie. Larissa, écoutante sociale de 52 ans, parvient à retrouver son dossier. La jeune femme a déjà appelé ces derniers jours pour obtenir une mise à l'abri. Un signalement a bien été adressé pour que l'appelante bénéficie du dispositif périnatalité, à destination des femmes enceintes ou sortant de maternité, mais le système est engorgé. « Je vais relancer votre demande en priorité », lui assure l'écoutante, avant de raccrocher. Larissa remonte le niveau de priorité du dossier et laisse une note dans le logiciel. Face à elle, son écran affiche 38 appels en attente. Elle poursuit : « 115 du 93, bonjour. » « Je suis sans logement, je n'ai nulle part où aller. » Une autre femme. Sans aucune solution d'hébergement, elle dort dans un parking à Aulnay-sous-Bois. « À chaque fois que je contacte le 115, on me demande de rappeler… » Larissa se veut rassurante : « Je vais renouveler votre demande pour aujourd'hui. Si une place se libère, on vous rappellera en numéro masqué. » Mais elle n'a pas grand espoir. « Pour les personnes isolées, c'est la cata », souffle-t-elle, une fois le combiné reposé. En moyenne, elle décroche 40 à 60 appels par jour.
Larissa travaille au pôle « 115 mise à l'abri », lui-même rattaché à la direction SIAO (Service intégré de l'accueil et de l'orientation), l'opérateur de service public qui met en œuvre les décisions de l'État en matière d'hébergement et d'orientation des personnes sans domicile de l'association Interlogement93 depuis trois ans. Au sein de ce pôle, une quarantaine de salariés sont répartis entre différentes missions : répondre aux appels du 115, gérer les flux d'entrées et de sorties dans les hôtels, envoyer des maraudes, identifier les cas les plus préoccupants. Pour prendre les appels du 115, l'association emploie vingt-quatre écoutants, aux profils variés, qui ne sont pas nécessairement des travailleurs sociaux. « Notre mission est un peu limitée, on se contente d'appliquer la politique publique voulue par l'État mais, malgré tout, cela me permet d'apporter ma contribution », explique Larissa. Face à la difficulté du poste, le turnover est important : en 2022, la moitié de l'effectif a été renouvelé. Larissa, elle, aime son métier mais, depuis quelque temps, les victoires se font rares. « C'est très frustrant, le travail perd de son sens. »
Un système au bord du gouffre
Selon le dernier rapport de la Fondation Abbé-Pierre, 330 000 personnes sont sans domicile fixe en France, un chiffre en augmentation de 130 % entre 2012 et 2022. En première ligne de cette crise sociale, les travailleurs du 115 de Seine-Saint-Denis, le plus important en France après celui de Paris. Au quotidien, les équipes d'Interlogement93 observent, impuissants, la situation se dégrader dans le département le plus pauvre de France métropolitaine. « À titre d'exemple, le 30 octobre dernier, sur les 2 094 appels que nous avons reçus, nous avons été en mesure d'en décrocher 547, détaille Julia Ritter, responsable adjointe du pôle. Cela représente 829 personnes demandant une mise à l'abri. Le même jour, l'année dernière, c'était 523. » Parmi les 829 personnes qui sont restées sans solution de mise à l'abri ce jour-là, 302 enfants mineurs et 71 femmes enceintes. « Une seule solution d'hébergement a pu être proposée à une femme victime de violences conjugales… Ce que l'on vit actuellement, c'est du jamais-vu », s'émeut-elle. Et encore, ces chiffres sont loin de traduire la triste réalité de la situation du sans-abrisme dans le département : l'association estime qu'environ 80 % des hommes seuls sans domicile fixe dans le département renoncent à appeler le 115, par découragement.
« Notre mission est un peu limitée, on se contente d'appliquer la politique publique voulue par l'État, mais, malgré tout, cela me permet d'apporter ma contribution… »
Larissa, écoutante sociale
À la suite de la pandémie de Covid, 40 000 places d'hébergement d'urgence ont été créées en France, portant à 200 000 le nombre de places disponibles sur le territoire. Cet effort, conséquent, a permis pendant un court laps de temps de désengorger le dispositif. Mais l'augmentation de la précarité depuis lors, incarnée par les files d'attente interminables dans les points de distribution alimentaire et aggravée par l'inflation galopante, a rapidement engendré une nouvelle saturation de l'hébergement d'urgence. Pour parachever le tableau, la multiplication, ces derniers mois, des expulsions hors des lieux de vie informels ou des logements, pour causes de loyers impayés, telles que le permet désormais la loi « anti-squat », ont jeté dans l'errance nombre de ménages sans solution de remplacement.
En Seine-Saint-Denis, jusqu'à récemment, 12 200 personnes dormaient à l'hôtel chaque soir, via le 115. Sauf que, en juin dernier, un courrier préfectoral, relayant une directive nationale, a exigé la baisse du nombre de nuits hôtelières dans le département pour des raisons budgétaires. « On doit descendre de 12 200 nuitées à l'hôtel à 10 107 d'ici au 31 décembre 2023, ce qui signifie qu'on ne peut plus faire entrer personne dans le dispositif », développe Julia Ritter. Face à cette injonction, la direction d'Interlogement93 a fait bloc : hors de question de remettre à la rue des personnes sans solution d'hébergement, comme le demandait initialement l'État. « Cela contrevient au principe de continuité de la prise en charge, inscrit dans le Code de l'action sociale et des familles », explique Valérie Puvilland, directrice opérationnelle du SIAO 93, dont Interlogement93 est l'opérateur dans le département et qui gère le numéro d'appel d'urgence en Seine-Saint-Denis.
Selon le dernier rapport de la Fondation Abbé-Pierre, 330 000 personnes sont sans domicile fixe en France, un chiffre en augmentation de 130 % entre 2012 et 2022.
Au terme d'une négociation avec la direction régionale et interdépartementale de l'hébergement et du logement (Drihl), le principal financeur de l'association, Interlogement93, a pu obtenir que certains publics soient toujours accueillis. Désormais, seules les femmes victimes de violences, les femmes enceintes de plus de sept mois, celles avec un nourrisson de moins de trois mois, ou une personne présentant de graves problèmes de santé, peuvent espérer obtenir une place au chaud. « Dans les faits, on ne parvient à mettre à l'abri que les femmes victimes de violences. Des publics autrefois ultraprioritaires se retrouvent désormais dans la rue… », déplore Julia Ritter.
Une solution, pour le moment transitoire, a par ailleurs été trouvée : l'opération « fluidité accélérée ». À cette fin, une cellule mobile de cinq travailleurs sociaux a été créée en août dernier, ainsi que le réclamait de longue date l'association, afin de rencontrer les personnes mises à l'abri à l'hôtel. L'objectif : évaluer leur situation et préparer avec elles une sortie du dispositif vers un hébergement plus pérenne.
« Sept ans au 115, c'est énorme »
Kandji, 32 ans, a rejoint cette cellule d'urgence dès sa mise en place. C'est son troisième poste dans l'association. Avec sept années d'ancienneté à Interlogement93, elle fait partie des plus expérimentées du plateau. « Sept ans ici, c'est énorme », glisse-t-elle, dans un sourire. Auparavant, elle s'occupait de la gestion hôtelière, une autre équipe du pôle qui met en adéquation les besoins de mises à l'abri avec les places disponibles à l'hôtel quotidiennement communiquées par Delta, le prestataire qui gère le service de réservation en Île-de-France. Mais le poste qu'elle a préféré, c'est celui d'écoutant social. « C'est un métier que je pourrais recommander à tout le monde, cela ouvre les yeux et fait relativiser beaucoup de choses. » Il y a plusieurs années, l'appel d'une femme victime de violences, dehors par une nuit pluvieuse avec ses deux enfants en bas âge l'a particulièrement marquée : « Elle était tellement démunie… Je me dis qu'on n'a vraiment pas tous les mêmes problèmes dans la vie. »
« Le métier d'écoutant social, je pourrais le recommander à tout le monde. Cela ouvre les yeux et fait relativiser beaucoup de choses. »
Kandji, travailleuse sociale
En parallèle de ses missions à la cellule mobile, Kandji reçoit les signalements effectués par ses collègues écoutants sociaux ou par les partenaires extérieurs. Ce travail de suivi a pour but d'identifier les ménages insérés socialement et pouvant prétendre à un logement plus pérenne, notamment un logement social, et de repérer les situations les plus sensibles. Comme cette femme, qui a appelé ce matin. Avec son mari et sa fille de 9 ans, elle dort à la station de métro Basilique de Saint-Denis. Son premier appel au 115 remonte au 13 août. Depuis, son dossier indique 40 DNP, soit 40 demandes non pourvues. « Cela signifie qu'elle est parvenue à nous avoir au téléphone 40 fois et que nous n'avons jamais été en mesure de lui apporter une solution. Mais elle nous a probablement appelés beaucoup plus. » En moyenne, face à l'ampleur de la demande, les écoutants ne parviennent à décrocher que 15 à 20 % des appels. « À partir de 30 DNP, on considère que cela fait beaucoup, mais en réalité, on est habitués à des chiffres bien supérieurs, jusqu'à 170 DNP parfois… »
Soucieuse de faire le point avec la personne, Kandji l'appelle. « Je tiens à vous informer que je n'ai pas de solutions immédiates à vous apporter », précise-t-elle d'emblée. Au téléphone, la femme lui indique qu'elle aurait besoin de chaussures et de duvets. Kandji envoie une maraude et l'inscrit sur le fichier des personnes prioritaires. C'est tout ce qu'elle peut faire. Ça, et lui souhaiter bon courage.
L'État, créateur de grands exclus
« 115 du 93, bonjour » Les appels s'enchaînent dans le casque de Larissa. À défaut de pouvoir garantir une place pour la nuit, elle essaie d'apporter une écoute bienveillante et de glisser le maximum de conseils aux appelants, sur les distributions d'aide alimentaire ou les permanences d'aide juridique pour les étrangers. Comme pour le reste de l'équipe, l'annonce des baisses de nuits hôtelières, décidées en haute sphère, a été un choc pour elle. « On sait très bien que la rue, ça abîme et plus longtemps les personnes restent dehors, plus leur situation se dégrade. L'État est en train de créer des grands exclus alors même que c'est son rôle de mettre les gens à l'abri. Tout ça pour des raisons comptables… » En creux, se dessine la remise en cause des principes fondateurs du SIAO : ce dernier a pour mission d'offrir un accueil inconditionnel à chaque personne et famille sans domicile fixe en situation de détresse. On en est tellement loin.
« Dans les faits, aujourd'hui, on ne parvient à mettre à l'abri que les femmes victimes de violences. Des publics autrefois ultraprioritaires se retrouvent désormais dans la rue. »
Julia Ritter, responsable adjointe du Pôle « 115 Mise à l'abri »
Le dispositif de l'accueil se heurte, par ailleurs, à d'autres crises structurelles. En théorie, l'hébergement d'urgence ne doit être qu'une étape avant d'intégrer des solutions plus pérennes. Or, dans le département, le délai d'attente moyen pour accéder à un logement social est de trois ans. « De nombreuses personnes hébergées à l'hôtel remplissent toutes les conditions pour accéder à un logement social, mais restent dans le dispositif faute d'une politique de construction et de réhabilitation à la hauteur des enjeux », explique Corentin Bourgeaux, responsable du pôle «115 mise à l'abri ». Résultat, le système est également engorgé à la sortie, empêchant ainsi la libération de places hôtelières pour des personnes à la rue. De plus, afin d'évaluer les besoins des ménages et les accompagner au mieux vers la sortie de l'hôtel, l'intervention de travailleurs sociaux est indispensable. Sauf que le secteur social connaît une crise des vocations sans précédent. Toutes les structures du département, ou presque, sont en sous-effectif et peinent à recruter. Résultat, des évaluations sociales non réalisées et une prise en charge à l'hôtel qui s'éternise.
Des équipes en sous-effectif : c'est également le cas ce jour sur le plateau. Aujourd'hui, trois salariés ont manqué à l'appel. Conséquence de la pénurie de places d'hébergement, la situation des personnes se dégrade, les appels durent de plus en plus longtemps, compliquant toujours un peu plus la tâche des écoutants. « L'équipe est fatiguée moralement, les arrêts de travail augmentent », observe Cyril*, l'un des coordinateurs du plateau du 115. Les yeux rivés sur l'écran, il déroule le fichier des situations prioritaires, où 200 ménages attendent urgemment une place au chaud. « Toutes les situations sont dramatiques mais, malheureusement, on est obligé de prioriser. Depuis le début du mois [neuf jours plus tôt], nous n'avons pu mettre à l'abri que quatre nouvelles personnes, des femmes victimes de violences conjugales uniquement. » Sur l'autre écran, les chiffres de la journée tombent : à 18 heures, 1 602 appels reçus, 323 ont pu être décrochés. Au total, plus de 500 personnes ont réussi à joindre le 115 ce jour-là. Aucune ne se verra proposer une place. « D'ici à ce soir, on aura atteint 700 demandes non pourvues », souffle le coordinateur. Un chiffre encore exceptionnel il y a quelques semaines, mais devenu presque quotidien. Quant au temps d'attente nécessaire pour avoir quelqu'un au bout du fil, il ne cesse d'augmenter : « 1 h 08 », affiche l'écran. « Les gens patientent. La situation est tellement dégradée que, même si notre travail perd de son sens, paradoxalement, cela le rend encore plus intéressant, car le travail d'écoute est plus que jamais nécessaire. » Une pause, puis Cyril reprend. « C'est dur, mais on ne va pas baisser les bras, des jours meilleurs viendront. »
* Le prénom a été changé.