Plusieurs semaines après le meurtre de George Floyd aux États-Unis, les mobilisations contre le racisme et les violences policières continuent de rassembler largement sur toute la planète. En France, quelques semaines après les immenses manifestations à l'appel du comité « Vérité pour Adama », la Commission nationale consultative des droits de l'Homme vient de publier son rapport annuel.
De nouveau, plusieurs dizaines de milliers de personnes ont défilé ou se sont rassemblées dans plusieurs villes de France ce samedi 20 juin, à la fois pour dénoncer le racisme et les violences policières, les contrôles au faciès, mais aussi pour réclamer la fin de l'impunité qui ne peut que perpétuer sinon encourager les violences illégitimes, ainsi que la régularisation des sans-papiers.
Les manifestants ont rappelé notamment que les travailleurs sans papiers ont été en première ligne dans les métiers les plus difficiles durant toute la période de confinement dû à la Covid-19, au péril de leur santé et de leur liberté, parfois de leur vie, et en dépit de conditions de logement souvent d'une grande précarité. Des banderoles réclamaient aussi de nouveau la fermeture des centres de rétention (CRA), en particulier dans la situation de crise sanitaire que nous connaissons.
Cette nouvelle manifestation contre le racisme intervient dans le contexte de la vague planétaire d'indignation antiraciste qui a succédé au meurtre de George Floyd, citoyen américain noir, par un policier blanc à Minneapolis aux États-Unis le 25 mai dernier et dont une vidéo qui a fait le tour du monde a montré l'insupportable agonie sous le genou de ce policier durant plus de huit minutes. « Black lives matter », « La vie des Noirs compte » : ce slogan issu du mouvement éponyme né aux États-Unis en 2013 est devenu une revendication mondiale.
Au-delà de l'exigence, fondamentale, d'égalité des droits, les manifestants, de toutes origines et couleurs de peau, qui se retrouvent d'une chaîne humaine à l'autre pour dire leur indignation et leur colère, portent aussi d'autres débats communs, en particulier sur la place réservée dans les sociétés au traitement de l'histoire de la traite « négrière », de l'esclavage, de la colonisation.
En France, ces nouvelles manifestations interviennent quant à elle plus de deux semaines après une première mobilisation qui a réuni le 2 juin dernier des dizaines de milliers de personnes à Paris et dans d'autres villes sur tout le territoire à l'appel du comité « Vérité pour Adama », mobilisation qui n'a cessé dans les jours suivants.
Elles interviennent aussi deux jours après la publication le 18 juin par la Commission nationale consultative des droits de l'Homme (CNCDH), « rapporteur national indépendant sur la lutte contre le racisme sous toutes ses formes », de son vingt-neuvième « rapport annuel sur le racisme, l'antisémitisme et la xénophobie ». Se fixant « comme objectifs de comprendre le phénomène raciste en France, d'analyser l'action de tous les acteurs étatiques et non étatiques en matière de lutte contre le racisme, et de formuler des recommandations pour le prévenir et le combattre », ce rapport permet un état des lieux qui éclaire les luttes actuelles contre le racisme.
CNCDH : progrès de « l'indice de tolérance », mais augmentation des actes racistes et préjugés persistants
L'expression peut sembler brutale : « indice de tolérance ». Il mesure sur la base de nombreux items la « tolérance » de la société face à ses minorités. En hausse constante depuis 2013, il était en 2018 (selon le rapport de l'an dernier) de 67 sur une échelle de 100. Il est en 2019 selon ce nouveau rapport de 66. Seules 6 % (c'est encore trop) considèrent qu'il existe des « races supérieures ». À l'inverse, 60 % se disent « pas du tout racistes » et 92 %, par exemple, considèrent qu'il est grave de refuser un emploi à une personne qualifiée pour un poste parce qu'elle est noire. Des signes encourageants.
En revanche, les actes racistes ont, eux, augmenté l'an dernier. Ils restent largement sous-déclarés. Parmi eux, le meurtre à Rouen d'un jeune enseignant guinéen (Mamadou Barry), des agressions contre des Roms suite à des rumeurs d'enlèvements d'enfants, ou encore la profanation de cimetières juifs en Alsace.
Les stéréotypes racistes ont quant à eux la vie dure (voir « en savoir plus ci-contre). Dans la même veine, si les citoyens juifs ou noirs sont parmi les mieux « acceptés » par les autres citoyens, les personnes noires continuent de subir des préjugés qui s'accompagnent d'une violence verbale « animalisante » en particulier dans les stades ou sur les réseaux sociaux.
La CNCDH, qui a réalisé cette année deux focus particuliers, l'un sur la haine en ligne et l'autre sur le racisme spécifique à l'encontre des personnes noires de peau, souligne notamment que ces dernières ont, selon des testings menés à l'échelle nationale 32 % de chances en moins d'accéder à un logement, et 49 % déclarent avoir subi des discriminations dans le travail. La Commission note de ce point de vue que le racisme au travail apparaît comme une question sous-traitée.
Selon le dernier rapport de la CNCDH Sur une échelle de 0 à 100, l'indice dit de « tolérance » de la population à l'égard des « minorités » s'établit en 2019 à : 66 points (taux général), soit plus treize points entre 2013 et 2019, mais moins un point entre 2018 et 2019. Ce taux est de :
- 79 à l'égard des Noirs
- 79 à l'égard des Juifs
- 72 à l'égard des Maghrébins
- 60 à l'égard des Musulmans
- 36 à l'égard des Roms
Le rapport souligne que certains préjugés restent très présents :
- 60 % pensent que « Les Roms exploitent très souvent les enfants »
- 59 % pensent que « de nombreux immigrés viennent en France uniquement pour profiter de la protection sociale »
- 44,6 % pensent que « L'Islam est une menace pour l'identité de la France »
- 34 % pensent que « les Juifs ont un rapport particulier à l'argent »
Comportements policiers « controversés », « contrôles abusifs »…
La CNCDH met aussi en lumière les discriminations dont sont victimes des milliers de personnes, qu'il s'agisse du monde du travail, de l'école, des services publics, du logement, ou en ce qui concerne les contrôles de police.
La Commission pointe en effet des comportements controversés des forces de l'ordre. Le rapport évoque notamment la persistance de stéréotypes racistes, l'usage souvent illégitime de la violence, des contrôles d'identité pouvant être abusifs et discriminatoires et la difficulté qu'il y a à en identifier les auteurs.
Cette préoccupation est relayée par Human Rights Watch dont un récent rapport publié lui aussi le 18 juin indique qu'en France, « des enfants subissent des contrôles de police abusifs et racistes ».
« La police française fait usage de ses vastes pouvoirs de contrôle et de fouille pour procéder à des contrôles discriminatoires et abusifs sur des garçons et des hommes noirs et arabes » indique l'ONG dont le rapport « décrit des contrôles policiers sans fondement ciblant les minorités, y compris des enfants âgés de seulement dix ans, des adolescents et des adultes. Ces contrôles comprennent souvent une palpation corporelle intrusive et humiliante ainsi que la fouille des effets personnels. La plupart des contrôles ne sont jamais enregistrés, les policiers ne fournissent pas de documentation écrite »
Par ailleurs, la CNCDH n'hésite pas à dénoncer les discours « toxiques » de certains responsables politiques lorsqu'ils mêlent laïcité et religion, immigration et insécurité ou délinquance voire terrorisme.
Christophe Castaner : un pas en avant, deux pas en arrière ?
Tandis que les manifestations ne désenflent pas, le ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner a été contraint, le 8 juin, de faire des promesses quant au comportement des forces de l'ordre. Il a notamment indiqué que la méthode d'interpellation par clé d'étranglement serait abandonnée et que s'ils étaient avérés, les soupçons de racisme de policiers conduiraient à des sanctions. De quoi énerver certains syndicats de police.
Le 14, Emmanuel Macron, tout en dénonçant le racisme, a d'abord voulu témoigner aux forces de l'ordre le « soutien de la puissance publique et la reconnaissance de la nation ». Le 15, le directeur général de la police nationale (DGPN), sans même évoquer les plaquages ventraux qui ont fait plusieurs victimes, annonçait que la clé d'étranglement « continuera à être mise en œuvre » jusqu'à ce qu'existe une nouvelle technique…
Les actes racistes recensés entre 2018 et 2019Sachant que tous les actes racistes ne sont pas déclarés (très loin s'en faut) : manque de preuve, difficulté à porter plainte, etc.
- 1 983 actes recensés
- Plus 27 % pour les actes antisémites soit 687 actes
- Plus 54 % pour les actes antimusulmans soit 154 actes
- Plus 130 % pour tous les autres actes racistes soit 1 142 actes
L'Histoire sur le métier
Emmanuel Macron était également attendu lors de son allocution du 14 sur les questions mémorielles. En fait, depuis plusieurs semaines, dans plusieurs pays (de la Suisse à l'Australie, du Royaume-Uni à l'Allemagne, des États-Unis aux départements des Antilles…), la question de la célébration par des monuments, dans l'espace public, de figures de la traite négrière, de l'esclavage ou du colonialisme fait débat au point que des statues sont déboulonnées.
Pour le locataire de l'Élysée, il n'y aura pas en France de déboulonnage de statues. La raison invoquée ? Il faut assumer son histoire dans toutes ses dimensions. On peut dès lors s'interroger, plus de sept décennies après le déboulonnage des statues de Philippe Pétain et près de vingt ans après qu'a été débaptisée à Paris la rue Richepance (du nom de celui qui a rétabli l'esclavage à la Guadeloupe sur ordre de Bonaparte), si le président de la République ne confond pas « assumer » et « célébrer ».
Si un travail de pédagogie s'avère indispensable sur les figures légitimement incriminées, sur le contexte historique qui les a vues s'affirmer et celui qui les a vues être ainsi honorées, la question de la place de ces statues dans les rues ou bien dans les musées mérite sans doute débat. Et le pays attend toujours un musée de l'histoire de la colonisation dont certains prétendaient encore il y a peu vouloir faire l'éloge des « aspects positifs » (sic) dans les manuels scolaires.
L'égalité des droits : une exigence mondiale
Emmanuel Macron était aussi attendu, après ces mobilisations antiracistes inédites dans leur force, leur composition multicolore et leur durée, sur la question centrale de l'égalité des droits. Une exigence indispensable au fonctionnement d'une société libre, démocratique, juste et solidaire, incontournable pour que le triptyque « liberté, égalité, fraternité » ne soit pas qu'un vain slogan sur le fronton des mairies.
Le président de la République s'est contenté de répondre « égalité des chances ». Une formule qui évacue l'égalité réelle, concrète, des droits, pour faire reposer la responsabilité de la perpétuation des inégalités sur les individus…
Cette exigence égalitaire, commune, apparaît cependant au cœur des mobilisations contre le racisme sur toute la planète.
C'est le cas en France, où la découverte de violences policières par d'autres acteurs que les populations des quartiers et des banlieues — en première ligne également, comme le 93, face la pandémie — a favorisé le métissage des manifestations, de même que la revendication commune de défense de l'hôpital, ou plus généralement des services publics qui continue de mobiliser également massivement.
C'est vrai sur tous les continents. Quelques mois déjà avant la pandémie, d'un pays ou d'un continent à l'autre se multipliaient les mobilisations populaires contre les inégalités, contre des régimes prédateurs, pour la justice sociale et pour la démocratie. Chili, Liban, Algérie, France, Hong Kong… : au-delà des spécificités nationales, cette flambée de colères exprimait des préoccupations et des exigences communes. La crise sanitaire qui a secoué toute la planète a mis à son tour en lumière l'appartenance commune à une même humanité, où le virus a frappé sans frontière, mais en accroissant de façon tragique les inégalités, dans chaque pays comme entre pays, appelant à une solidarité régénérée. Une autre mondialisation.
La vague actuelle de mobilisations antiracistes qui se font écho d'un pays à l'autre, où se retrouvent non plus seulement les victimes des haines et des discriminations, mais des populations, des jeunes, qui ne veulent plus de sociétés racistes, a commencé en tout cas à dessiner un « monde d'après » nouveau, solidaire, mais qui nécessitera encore, pour advenir, de puissantes mobilisations.