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ENGAGEMENT

« Dans une grève, la personne se révèle »

30 avril 2014 | Mise à jour le 3 mai 2017
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« Dans une grève, la personne se révèle »

Comment naît le militantisme ? Comment immigrés, parfois illettrés, des travailleurs s'affranchissent de leur peur, d'une invisibilité qui parfois les protège, pour parler, se montrer et crier leur engagement ? Le documentariste Denis Gheerbrant a suivi des femmes de chambre et des gouvernantes d'une chaîne hôtelière, toutes nouvelles syndiquées à la CGT, dans leur lutte contre l'exploitation.

Elles sont superbes. De longs cheveux à mèches pour l'une, talons aiguilles et robe pied-de-poule pour l'autre. Ce soir, vedettes d'une projection au festival documentaire Cinéma du réel, femme de chambre et gouvernante ont troqué la charlotte de protection et la chasuble CGT pour être sur leur 31. Gênées mais fières, elles accompagnent Denis Gheerbrant, réalisateur reconnu, pour présenter le film On a grèvé !

Un documentaire au plus près des salariés en lutte de la chaîne hôtelière Louvre Hôtels. « Désolé, nous ne sommes pas toutes là, mais nous leur dirons demain matin ! » Elles diront aux femmes de ménage qui nettoient les hôtels Campanile et le 1er classe au pont de Suresnes (92) qu'elles ont été chaudement applaudies dans une salle comble, un dimanche soir, dans un festival dédié aux amoureux de l'image et de la réalité, pas toujours très au fait des conflits syndicaux. Et pourtant séduits.

 

La lutte
leur redonne une existence dans la société

 

« Je n'ai jamais pensé filmer du social, analyse Denis Gheerbrant. J'ai à cœur de filmer le moment où apparaît le sujet, en lumière et en mot. Quand les personnes se révèlent. » En lien avec la CNT du nettoyage depuis 2011 et une première grève au Novotel-Les Halles, le réalisateur ne « débarquait » pas complètement. Il commence à filmer tout en travaillant sur un autre projet : une monographie autour d'un travailleur malien qui vit dans un foyer, toujours en cours d'élaboration. « Je voulais une autre parole. Du collectif. » CNT et CGT défendent les femmes de chambre de Louvre hôtels à Suresnes.

Des salariées de la sous-traitance, pour la plupart immigrées, parfois illettrées, payées totalement illégalement à la tâche. Ces travailleuses rangent et nettoient les chambres, rémunérées au nombre de pièces astiquées et non aux heures effectuées, comme l'exige la loi. Bien évidemment, pour réaliser les objectifs fixés par la direction, leur temps de présence annoncé par l'entreprise ne correspond pas à la réalité du terrain.

 

Une grève organisée

Avec les organisations, qui les ont toutes syndiquées au sein de l'hôtel donneur d'ordre pour qu'elles puissent participer aux élections professionnelles de l'établissement, la grève s'organise. « D'habitude, on a au départ des images de lutte, puis les syndicats suivent, explique Claude Lévy, syndicaliste CGT Hôtels de prestige et économiques. Là, non. Nous avons préparé la grève pendant six mois, grâce aux élections organisées dans l'entreprise donneuse d'ordre, malgré les divisions entretenues par la direction entre les catégories des personnels. Nous avons expliqué aux femmes de chambre et gouvernantes qu'elles pouvaient voter au sein de l'hôtel si elles avaient au moins un an d'ancienneté. Puis certaines sont venues au congrès du syndicat CGT-HPE. Nous avons décidé avec elles du mouvement et de la caisse de grève. Tout ça s'organise. »

Denis Gheerbrant, lui, ne s'est pas attaché à la genèse de la lutte. « Une grève c'est toujours révélateur. Une grève c'est un récit, avec une intrigue : est-ce qu'on va gagner ? Ce qui m'intéresse, c'est que, dans une grève, la personne se révèle. On croise ces femmes tous les jours dans le métro, on les entrevoit en tant que femmes de ménage, mais elles portent une richesse, une culture, une tradition. »

Plutôt que rentrer dans les détails et la chronologie du conflit, le réalisateur s'est attaché à leur histoire, leur origine, leur famille, sans jamais les filmer en dehors de ce bout de trottoir, siège de la lutte. Au pied des deux hôtels voyous, tous les jours, pendant près d'un mois, les sifflets ont laissé la place aux tambours, puis aux repas, aux chants de lutte, aux danses, aux sifflets. « Elles n'auraient pas compris que j'aille chez elles, explique le réalisateur. Ça aurait été déplacé. Il n'était pas question d'en détacher une du groupe. Je reste avec elles sur le lieu de la grève. On ne va même pas chercher à parler dans un endroit qui serait plus simple au niveau sonore. Pour elles, c'est une parole individuelle qui ne peut pas se détacher du collectif. »

Parfois l'intime s'est insinué : des gamins qu'on ne peut pas faire garder et qui jouent sous le regard des mamans, des grands venus soutenir leur mère sur le piquet de grève. Caméra à l'épaule, cadre serré, Denis Gheerbrant les a suivis au quotidien et au plus près, mais sans jamais d'intrusion forcée. « Durant la grève, Denis c'était comme la famille, confie Daba Faye, gouvernante. Il a pris son temps pour venir tous les jours, pour nous filmer réclamant nos droits, réclamant de nous faire respecter. »

 

S'approprier la lutte

Le sujet est là : en s'appropriant leur grève, ces femmes souvent invisibles, s'affirment. Là, elles ne peuvent plus être ignorées. La lutte leur redonne une existence dans la société. Le réalisateur a voulu filmer cette germination, quand ces femmes deviennent actrices de leur combat. Les batailleuses s'emparent des slogans alors même que certaines parlent difficilement le français. « La langue, c'est pour moi ce qui nous permet de nous comprendre. À condition de mettre les mêmes choses derrière les mots. » Mais la langue évolue, peut se transformer. On a grèvé, le titre du documentaire, n'est autre qu'une expression créée par ces femmes s'appropriant la lutte et ses slogans.
Depuis, les femmes de chambre ont gagné : elles sont devenues salariées du donneur d'ordre, avec un contrat horaire, de meilleures conditions de travail. « À l'hôtel, la direction nous écoute maintenant. Pourquoi les femmes de chambre n'auraient pas les mêmes droits qu'une personne qui travaille devant son ordinateur à son bureau ? » Maintenant, c'est dans la société qu'elles aimeraient être plus respectées et plus visibles.

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De la sous-traitance à l'intégration

D'un côté, une multinationale qui fait des bénéfices colossaux. De l'autre, une vingtaine de femmes de chambre et gouvernantes qui réclament l'application du droit et de meilleures conditions de travail. En 2012 déjà, elles s'étaient mises en grève devant le parvis des deux établissements du groupe Louvre Hôtels à Suresnes pour obtenir une pointeuse et se faire payer en temps et en heures. Un an plus tard, rebelote. La société prestataire de service est en redressement judiciaire. Pendant vingt-sept jours, les femmes de chambre vont à nouveau danser sur les pavés pour mettre fin à la sous-traitance en obtenant leur intégration dans le groupe, une prime d'habillement, une prime d'intéressement, un treizième mois.

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En savoir +

ON A GRÈVÉ de Denis Gheerbrant – Compétition… par Cinema_du_Reel

 

« On a grèvé », de Denis Gheerbrant, a été sélectionné au festival documentaire Cinéma du réel dans la catégorie Compétition française. Sortie nationale prévue fin août, début septembre.