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Santé au travail

En Seine-Saint-Denis, le Giscop93 brise l'invisibilité des cancers d'origine professionnelle

12 juillet 2023 | Mise à jour le 12 juillet 2023
Par | Photo(s) : Thierry Nectoux
En Seine-Saint-Denis, le Giscop93 brise l'invisibilité des cancers d'origine professionnelle

Une partie des membres de l'équipe du Giscop93, le Groupement d'intérêt scientifique sur les cancers d'origine professionnelle. © Thierry Nectoux

Créé en 2002, le groupement d'intérêt scientifique sur les cancers d'origine professionnelle en Seine-Saint-Denis (Giscop93) mène une recherche sur les activités exposées à des cancérogènes. Il accompagne par ailleurs les personnes atteintes de cancer sur le long chemin vers la reconnaissance de l'origine professionnelle de leur maladie. Un dispositif de « recherche-action » inédit, à l'équilibre financier fragile.

Université Paris-Cité, dans le 6e arrondissement. Ils sont six ce matin, ingénieur chimiste à l’INRS, sociologues, médecins du travail venus de Nantes, de Nancy, de Paris et ses environs. Répartis en deux petits groupes, ils étudient méthodiquement la carrière professionnelle de sept patients. Ces derniers sont tous atteints de cancer des voies urinaires et sont suivis dans un service d’urologie de trois hôpitaux publics de Seine-Saint-Denis ou de l'un des hôpitaux de l'AP-HP, où un médecin hospitalier leur a parlé de la démarche du Giscop93. Tous ont accepté de participer à l’enquête permanente menée par le groupe de recherche.

« Les premiers experts du travail, ce sont les travailleurs eux-mêmes, explique Benoît Carini-Belloni, sociologue, chargé de recherche au Giscop93. Nous revendiquons la complémentarité des savoirs entre travailleurs et experts. » Avec sa collègue Flaviene Lanna, également sociologue, ils ont la délicate mission de reconstituer le plus finement possible le parcours professionnel des patients volontaires. Au cours d’un entretien pouvant durer jusqu’à quatre heures, ils reprennent emploi par emploi, poste par poste, l’ensemble des activités, gestes, substances, qui ont composé la carrière de ces travailleurs. Puis, une fois par mois, un collectif pluridisciplinaire d’experts du Giscop93 examine chacune de ces reconstitutions afin de recenser et identifier les éventuels cancérogènes auxquels le patient, souvent retraité depuis, aurait été exposé. C’est l’objet de la réunion, en cette matinée pluvieuse de mai.

Un collectif de scientifiques engagés

Le Giscop93 s’inscrit dans le sillage de décennies de luttes pour faire reconnaître la responsabilité du travail dans la survenue de certains cancers. Ainsi des collectifs ayant alerté sur la dangerosité de l’amiante au sein de l’université de Jussieu ou des mobilisations ouvrières des filatures d’amiante de Condé-sur-Noireau et dans l’usine Amisol de Clermont-Ferrand. D’ailleurs, à sa création en 2002, le Giscop93 choisit de porter son attention sur les cancers broncho-pulmonaires, une affection notamment liée à l’exposition à l’amiante. Son but est triple : produire de la connaissance sur les activités de travail exposant à des cancérogènes, favoriser la reconnaissance des cancers d’origine professionnelle afin d’aboutir à leur prévention et rendre ces maladies évitables. Bien que la réunion se tienne ce jour-là à l’université Paris-Cité, le Giscop93 est rattaché à l'Université Sorbonne Paris Nord (ex Paris-13) et ses locaux sont à Bobigny. Jusqu’en 2017 et la création du Giscop 84, la démarche du Giscop93 est longtemps restée inédite en France. 

Depuis 2014 et pour des raisons de financement, le Giscop93 a repositionné son travail sur les cancers des voies urinaires, en se concentrant sur ceux du rein et de la vessie. Ce dernier est le deuxième cancer d’origine professionnelle le plus répandu en France, après le cancer broncho-pulmonaire. Les amines aromatiques en sont l'un des facteurs mais pas seulement : « Les substances dérivées du goudron se retrouvent dans les urines, et c’est cela qui va entraîner des tumeurs de la vessie, explique le Dr Emmanuel Van Glabeke, chirurgien urologue et coordinateur médical de la fédération interhospitalière d’urologie de Seine-Saint-Denis. Dans le milieu professionnel, cela concerne tous les travailleurs qui manipulent des dérivés du pétrole : les mécaniciens, les peintres en bâtiment, les salariés des travaux publics, les ouvriers de nombreuses usines… » 

Lorsque le Giscop93 décide de réorienter ses recherches, le collectif entre en contact avec lui. Une aubaine pour ce praticien hospitalier particulièrement sensibilisé à la question de l’origine professionnelle des cancers mais qui peine à accompagner les patients dans leur démarche de reconnaissance. « On apprend durant nos études d’urologie qu’environ 10 à 12% des tumeurs de la vessie sont d’origine professionnelle alors que moins de 2% des patients sont reconnus en maladie professionnelle en France », se désole-t-il. En Seine-Saint-Denis, le déficit de médecins traitants est criant et, ici plus qu’ailleurs, les infrastructures hospitalières souffrent du manque de moyens. « Soigner les patients atteints de cancer dans de telles conditions n’est déjà pas simple, alors faire en plus le lien avec l’origine professionnelle des cancers est très compliqué. L’accompagnement apporté par le Giscop93 est très précieux : il réalise un travail que l’on ne sait pas bien faire. » Une cause professionnelle possible a été détectée auprès de 39% des patients de son service ayant accepté de participer à l’enquête. 

Plomb, silice, amiante…

Il est 11 heures. L’étude des parcours se poursuit, à l’aveugle des pathologies diagnostiquées au patient, afin de ne pas orienter l’expertise. « On travaille à partir d’une liste de cancérogènes connus en milieu professionnel, établie par les experts des deux Giscop [Giscop93 et Giscop 84, ndlr], en tenant compte des listes officielles du Centre international de recherche sur le cancer (Circ) et du règlement CLP [classification, étiquetage et emballage des substances et mélanges] la classification européenne des substances cancérogènes, ce qui permet de donner une vraie solidité à l’enquête, explique Annie Thébaud-Mony, sociologue et directrice de recherche honoraire à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), l’une des fondatrices du Giscop93. D’une certaine manière, l’enquête est a minima. Probablement que ces travailleurs ont été exposés à des cancérogènes non encore reconnus comme tels… » Pour chacun des postes, les experts relèvent à la fois la probabilité d’exposition, leur fréquence et leur intensité, de même que les éventuels pics d’exposition. Plomb, antimoine, silice, amiante, amines aromatiques, solvant chloré, pesticides, hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), cadmium… La liste des cancérogènes présents dans l’environnement de travail des patients donne le vertige. 

Selon de récents travaux, 11 % des salariés sont exposés à des substances cancérogènes au travail en France. Sans surprise, le pourcentage est plus élevé encore chez les ouvriers et les artisans. Parmi les profils examinés ce matin par les experts du Giscop93, on retrouve un médecin, qui a étudié dans les locaux amiantés de l’université Jussieu de Paris, où il a manipulé du formol, ou encore un ouvrier de fabrication de batteries, exposé tout au long de sa carrière au plomb et à l’antimoine. Pour ce dernier, atteint d’un cancer de la vessie, la décision est prise – de même que pour un autre patient qui a baigné toute sa carrière dans de multiples cancérogènes de par ses activités d’ascensoriste–, de faire une déclaration en maladie professionnelle. Un résumé de l’expertise sera adressé au médecin hospitalier afin qu’il rédige un certificat médical initial en maladie professionnelle à la caisse d’assurance-maladie à laquelle est rattaché le travailleur. L’entrée légale dans la procédure de reconnaissance. « Pour certains d’entre eux, il va falloir se bagarrer », confie Annie Thébaud-Mony. La « bagarre » est un mot qui revient souvent dans la bouche de cette spécialiste reconnue des cancers d’origine professionnelle, qui avait refusé en 2012 la légion d’honneur afin de dénoncer l’« indifférence » qui touche la santé au travail. Plus récemment, la chercheuse s’est indignée dans un texte au vitriol qu’ « un chef de l'État puisse assumer la maladie et la mort précoce des travailleurs exposés au plomb », dans le cadre du chantier de Notre-Dame-de-Paris.



Parcours du combattant

S’ouvre alors la deuxième mission du Giscop93 : accompagner les patients dans le combat vers la reconnaissance. C’est au travailleur de déclarer l’origine professionnelle d’une maladie auprès de sa caisse d’assurance-maladie. Pour que la responsabilité du travail soit établie, il faut que le patient entre dans les cases très restrictives posées par l’un des 119 tableaux de maladies professionnelles, qui mettent en lien des maladies avec une durée d’exposition et une liste indicative ou limitative d’activités susceptibles de la provoquer. « Ces tableaux ne reflètent pas du tout l’état actuel des connaissances scientifiques et médicales, mais sont le fruit de compromis sociaux et de négociations au sein d’une instance paritaire où les rapports de force sont très inégaux », explique Anne Marchand, sociologue et codirectrice du Giscop93. En effet, pour l’ensemble des questions relatives à la santé au travail, c’est le paritarisme qui s’impose. Représentants des salariés et des employeurs se retrouvent donc au sein d’une commission spécialisée, émanation du ministère du Travail, pour décider de la reconnaissance ou non des maladies professionnelles, et selon quelles conditions. 

Si le patient démontre qu’il rentre dans les critères posés par le tableau, il bénéficie d’une réparation sous forme d’une indemnisation forfaitaire payée par la branche accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP) de l’assurance-maladie, dont les caisses sont abondées uniquement par les cotisations des employeurs. Par ailleurs, si la maladie est imputable à une seule entreprise, cette dernière va s’acquitter du montant des soins, traitements et de la rente, qui perdure au-delà du décès du patient. 

À charge, toutefois, au travailleur de prouver sa maladie et de démontrer qu’il a bien effectué les activités décrites dans le tableau, selon les périodes exigées. Or, une fois la demande de reconnaissance effectuée par le travailleur, une instruction contradictoire s’ouvre à l’assurance-maladie. Ce sera donc la parole du salarié contre celle de l'employeur. Preuves contre preuves. « La plupart du temps, l'employeur va nier l’exposition car c’est lui qui va supporter le coût de la réparation », explique Anne Marchand. S’ensuit alors un probable refus de la caisse, qu’il faudra ensuite contester lors d’une procédure contentieuse. « Pratiquement tous les dossiers que le Giscop93 a mené au contentieux ont été gagnés. C’est ça qui est dramatique : il faudrait que les patients contestent systématiquement les décisions de refus », se désole Annie Thébaud-Mony. L’ex-directrice du Giscop93 se remémore notamment le cas tragique d’un salarié décédé à 34 ans d’un cancer broncho-pulmonaire. Malgré le refus de l'employeur de reconnaître l’exposition, on a pu recueillir suffisamment de preuves grâce à ses collègues et faire reconnaître au tribunal la maladie professionnelle, de même que la faute inexcusable de l'employeur. »

Si la maladie du patient ne rentre dans aucun tableau, sa demande sera étudiée par un comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles où siègent trois médecins. Le patient doit alors prouver un lien « direct et essentiel » entre sa maladie et son travail. « Si le patient fume, cela lui sera souvent opposé comme motif excluant pour la reconnaissance de l’origine professionnelle de la maladie », déplore Anne Marchand.

Un phénomène sous-évalué

Selon un récent rapport du ministère de la Santé, 14 000 à 30 000 nouveaux cas de cancer dépistés chaque année en France seraient d’origine professionnelle. Or, en 2019, seuls 1790 cas ont été reconnus comme tels, dont 1352 liés à l’exposition à l’amiante. « Le corps médical fait très peu le lien entre les maladies de leurs patients et leur travail. De ce fait, beaucoup de médecins font obstacle à l’accès au droit des malades », observe Anne Marchand. De leur côté, les campagnes de santé publique contre le cancer se concentrent sur la consommation d’alcool et de tabac, incitent à pratiquer une activité sportive régulière, à avoir une alimentation équilibrée ; la question du rôle joué par le travail dans la survenue du cancer reste impensée. « Beaucoup de personnes ne peuvent imaginer que leur cancer est d’origine professionnelle. C’est compliqué à admettre pour les travailleurs qu’on laisse dans l’environnement de travail des substances qui les contaminent lentement … »

« L’un des premiers résultats de l’enquête du Giscop93, c’est d’avoir démontré que c’est l’accumulation de plusieurs produits dangereux qui va engendrer un cancer. Les cancers causés par une seule substance sont exceptionnels », explique Annie Thébaud-Mony. Une caractéristique qui rend l’origine du cancer encore plus difficile à déterminer. D’autant que la maladie survient le plus souvent plusieurs dizaines d’années après le contact avec le cancérogène. Jusqu’à 50 ans pour l’amiante.

Des financements fragiles

En parallèle, le Giscop93 mène un travail de prévention auprès d’un public d’apprentis en Seine-Saint-Denis. « Grâce à l’enquête permanente, nous avons pu identifier que l’apprentissage représente souvent la première étape dans l’exposition à des cancérogènes », explique Zoé Rollin, sociologue, codirectrice du Giscop93. Un constat confirmé par les statistiques nationales : un quart des apprentis serait exposé à des cancérogènes chez leur employeur. C’est sur les filières où le risque est le plus important, celles de l’automobile, de la beauté et du bâtiment, que le Giscop93 a choisi de se concentrer. « Après une phase de diagnostic (entretiens et observations), on intervient dans les classes au cours de séance de deux ou trois heures sur les risques, les manières de s’en protéger, tout en prenant en compte la faible marge de manœuvre dont ils disposent », détaille la sociologue. 

Au contraire de ce travail de prévention, financé dans le cadre d’appel à projets, l’enquête permanente fonctionne grâce à des dotations de différentes institutions (direction générale du Travail, appartenant au ministère du Travail, conseil départemental…) qui ont vu leur montant décroître très fortement ces dernières années. « On est passé d’un fonds de roulement de 200 000 euros il y a dix ans à 68 000 euros », détaille Zoé Rollin. Conséquence directe, l’enquête permanente risque d’être contrainte d’être mise en pause d’ici quelques mois. « La reconnaissance en maladie professionnelle, c’est politique, conclut Anne Marchand. Et la santé des salariés pèse beaucoup moins que celle de l’économie. »