Usine d’hier et d’aujourd’hui

Elles ne sont plus si fréquentes, les occasions de rencontre entre le monde artistique et le monde du travail. En France, entrer dans une usine en activité, y parler avec les ouvriers, les photographier, les dessiner à l'œuvre est quasiment impossible.

Fasciné depuis son plus jeune âge par les chantiers et les espaces industriels, Vincent Croguennec a profité de son statut d'étudiant dans le cadre du programme européen d'échange Erasmus pour réaliser un projet original…en Roumanie.
Lauréat de deux bourses de la Fondation de France et du ministère de la jeunesse et des sports, le jeune breton a aussi travaillé en intérim dans les usines agroalimentaires pour amasser le pécule nécessaire à ses séjours.

Il envisage d'abord un projet qu'il baptise Muncitor (ouvrier en roumain). Sa rencontre avec la regrettée Patricia Perdrizet, fondatrice de l'association parisienne « Un sourire de toi et j'quitte ma mère » et du projet « Au boulot !? Travail et création » va permettre d'autres échanges. En effet, l'association prépare alors un documentaire sonore en Roumanie, pour son atelier Radio 10, travail qui implique des jeunes du quartier de Belleville entretenant « une relation difficile avec le monde de l'emploi ».

Pendant dix mois, Vincent est admis au sein de la 16 Februarie, à Cluj, « une vaste usine où l'on répare, rénove et modernise du matériel roulant de chemin de fer ». Sur plusieurs dizaines d'hectares, halles, entrepôts, ateliers, bâtiments administratifs forment un site d'un autre âge car « Il n'y a pas un seul ordinateur à la 16 qui intervienne dans la conception ou la fabrication de quelque pièce que ce soit. »

Fondée en 1870 lors de la création de la voie de chemin de fer Oradea-Cluj-Brasov, la 16 Februarie doit son nom à la date d'un grand soulèvement des ouvriers du ferroviaire, en 1933, à Bucarest et à Cluj. Privatisée depuis 1998, c'est une des plus anciennes entreprises du pays encore en activité et qui travaille « à l'ancienne » et est capable de produire du matériel roulant ferroviaire de A à Z.

C'est en confrontant sa propre expérience d'ouvrier intérimaire et le quotidien des ouvriers roumains dans ce lieu industriel qui rappelle ceux que la France a connu il y a un siècle, que le jeune artiste s'interroge sur la transformation du travail, notamment autour de l'ouvrage fondamental d'André Gorz « Métamorphoses du travail, quête du sens » : « L'activité productive était coupée de son sens, de ses motivations et de son objet pour devenir le simple moyen de gagner un salaire. Elle cessait de faire partie de la vie pour devenir un moyen de « gagner sa vie ». Le temps de travail et le temps de vivre étaient disjoints… »

En s'immergeant dans l'usine roumaine, Vincent Croguennec invite le lecteur à un retour en arrière, à l'époque juste antérieure au moment où cette fracture s'est produite, provoquant les dégâts que l'on sait, et débouchant sur un lieu « où le travailleur purge ses sept heures en apnée » ainsi que le décrypte Yves Clot dans ses travaux. Ce lieu même que le jeune homme a rencontré dans l'industrie agroalimentaire en Bretagne.

En mettant en regard ces deux mondes du travail, contemporains mais semblants vivre à deux époques disjointes, cet ouvrage, outre ses qualités esthétiques indéniables propose une belle et profonde réflexion humaine et sociologique en donnant la parole aux ouvriers roumains, en montrant et décrivant minutieusement leur vie, au travail et au dehors.
À lire absolument !

6 Februarie, Romania, 
de Vincent Croguennec.
Éditions La Boîte à Bulles. 96 pages, 22 euros.