La France connaît, en cet automne 2018, un épisode inédit. Un mouvement hétéroclite, né et développé en dehors de toute structuration syndicale ou politique, multiplie les actions de blocage et les manifestations où explose une colère populaire irrépressible qui chasse de la scène médiatique toutes les autres mobilisations. Retour sur les manifestations du 1er décembre, sur les nombreuses questions qu'elles posent aujourd'hui, et poseront demain au mouvement syndical.
Une date, deux manifestations. Le défilé organisé par le Comité national des travailleurs privés d'emploi et précaires CGT, et auquel la Confédération appelait les citoyens à participer, a rassemblé quelque 15 000 personnes, selon les organisateurs (2 100, selon la police).
La manifestation CGT pour dénoncer l'impossibilité de vivre de son travail
Une manifestation parisienne entre la place de la République et la rue Traversière (12e), où se trouve le siège de l'Unedic. Un symbole, alors que les négociations en cours sur l'Assurance chômage sont plus que tendues entre organisations syndicales et patronales.
Sous les banderoles de la CGT se sont exprimées – pour qui voulait bien l'entendre – la colère, l'angoisse et la souffrance des précaires et privés d'emplois, mais aussi celle aussi des retraités, des jeunes… de tous ceux qui ne parviennent plus à vivre décemment de leur travail.
Augmentation du pouvoir d'achat, mais surtout des salaires, du Smic, des pensions… revenait comme un leitmotiv sur les lèvres de nombreux manifestants (lire en intégralité le reportage de cette journée sur le site de la NVO : Gilets jaunes, les raisons de la colère sont plurielles).
Évidemment, la manifestation cégétiste n'a pas eu l'écho médiatique qu'elle aurait mérité. Les affrontements extrêmement violents qui ont eu lieu aux Champs-Élysées, devant l'Arc de triomphe (mais également en province, comme la tentative d'incendie de la préfecture du Puy-en-Velay) ont braqué sur eux les projecteurs des chaînes d'information continue.
Vers l'ubérisation du mouvement social ?
Entre les deux manifestations, il y a bien sûr d'évidentes différences d'ordre organisationnel. D'un côté, la CGT, organisation syndicale qui propose et s'oppose, mais qui participe à la démocratie sociale en étant – jusqu'à l'ère Macron – une interlocutrice reconnue par les gouvernements. De l'autre, un peuple qui se rassemble sur les réseaux sociaux, qui s'organise tant bien que mal, qui dépasse – et déborde – les représentations politiques, les engagements syndicaux ou associatifs.
Ce mouvement, dit des « gilets jaunes », rassemble un attelage hétéroclite de classes sociales. Pour autant, ce large panel de citoyens – en réalité, des pans entiers de la société française ; au mieux, ignorés ; au pire, méprisés – fait front commun et se cabre devant une énième réforme fiscale injuste. Ces invisibles, sur lesquels repose en grande partie la stabilité de la société, en ont « ras-le-bol ». Ils refusent d'être, au nom d'une improbable transition écologique, « les dindons de la farce » macronienne.
L'arrivée dans le débat public de problématiques sociales
Puis, en quelques semaines seulement, les gilets jaunes ont su faire émerger et mettre au centre des débats -politiques la hausse du Smic, celle des salaires et des pensions, les problématiques du pouvoir d'achat, de la vie chère, de l'ISF, de l'injustice sociale et fiscale…
Ce mouvement, aussi soudain que sporadiquement violent, ne se comprend qu'à l'aune d'une violence sociale extrême envers les classes populaires et moyennes qui émane des réformes libérales votées en rafale depuis 18 mois. Emmanuel Macron, président « disruptif », élu en dehors des partis politiques et faussement apolitique, « sème la misère, récolte la colère »,comme on le scande dans les manifestations. En déconsidérant les corps intermédiaires (syndicats, associations, parlementaires, élus locaux…), Emmanuel Macron voulait « transformer » – comprenez liquider – notre modèle social en s'engageant dans un bras de fer direct avec le peuple.
Une colère populaire et un pouvoir silencieux
Devant ces braseros, en jaune fluo, ce peuple-là joue le jeu du direct en s'affranchissant de toutes les règles républicaines : non-respect du lieu des manifestations et des consignes de sécurité, refus de négocier, refus de déléguer, pas de service d'ordre… Résultat : des blessés par centaines, des morts sur les ronds-points, un manifestant dans le coma après un tir de flash-ball, et l'une des plus graves crises sociales et démocratiques que le pays ait connue qui s'affiche sur les écrans du monde entier.
Le président est, à l'heure où s'écrivent ces lignes, bien silencieux sur le chaos social qu'il a contribué à instaurer. Le risque existe aussi de voir la créature protéiforme qu'il a engendrée prendre des allures de monstre si aucune réponse politique satisfaisante n'est donnée aux revendications sociales.
L'urgence sociale, c'est maintenant
Dans la séquence actuelle, la commission exécutive confédérale de la CGT a, le 4 décembre, publié une déclaration. Elle y réaffirme que, si elle n'agira jamais « en commun avec l'extrême droite et condamne les actes et propos xénophobes, islamophobes ou sexistes », elle estime que « lorsque les gilets jaunes dénoncent la précarité, le chômage, l'impossibilité de finir le mois, leurs propos convergent avec les revendications CGT ».
Parmi elles, notons l'augmentation du Smic à 1 800 euros brut, l'augmentation des salaires, l'augmentation du nombre d'allocataires de l'Assurance chômage et du montant des indemnités, l'augmentation des pensions de retraite et le retrait des ponctions de CSG, l'amélioration de la protection sociale pour atteindre le 100 % Sécu et la disparition du « reste à charge », une politique de relance économique et la fin de l'austérité, une réforme fiscale pour un impôt juste, le rétablissement immédiat de l'ISF…
Des doléances de gilets qui légitiment celles de la CGT
Les doléances des gilets jaunes – sensiblement les mêmes – légitiment le combat revendicatif de la CGT depuis des années. Combat qui, pourtant, peine à être audible au-delà du cercle militant et sympathisant cégétiste. Comment faire pour que ces propositions rencontrent un large soutien de ce qu'on appelle la société civile ou de l'opinion publique ? Comment s'adresser et à des personnes éloignées du champ syndical et les toucher ?
Autant de questions que la CGT aura à se poser pour aller à la rencontre de nouveaux publics, travailleurs mais pas forcément salariés, et dépasser la réelle défiance qu'ils éprouvent envers les syndicats, comme envers toute autre forme de représentation.
Des journées d'action à suivre et une pétition de la CGT
Sur le terrain, le 1er décembre, des rencontres entre les différentes couleurs de la colère – jaunes et rouges – ont eu lieu. Timidement à Paris, plus franchement en régions (à Toulouse ou à Rennes, notamment). Depuis, des fédérations ou syndicats CGT appellent à se joindre au mouvement des gilets jaunes. Les mesurettes que le pouvoir leur a concédé n'ont pas calmé leur rage. Les organisations syndicales étaient appelées à se rencontrer jeudi 6 décembre.
Une certitude : la Confédération appelle à une journée de grève et de mobilisation pour les salaires et le pouvoir d'achat le vendredi 14 décembre, date de début de réunion de la Commission nationale de la négociation collective sur le Smic et les minima de branches. Elle lance également une pétition en ligne : « Nos besoins doivent être entendus, j'agis ! » Et prépare d'autres actions et d'autres mobilisations pour le début de l'année 2019.