La presse reconnaît l'ampleur des mobilisations contre le projet gouvernemental de réforme des retraites, certains éditorialistes pour s'en réjouir d'autres pour s'en inquiéter. Parmi les interrogations : la stratégie que choisira le gouvernement pour y répondre.
Difficile de ne pas le voir, et la presse le reconnaît dans son ensemble ce vendredi 6 décembre : la première journée de grève interprofessionnelle et de manifestations, la veille, contre le projet de réforme des retraites, a été massive.
« Inutile d'ergoter sur le grand écart des chiffrages : la mobilisation nationale contre le projet de réforme des retraites a été massive et sans incidents majeurs hormis les débordements parisiens des Black Blocs. Le Premier ministre Édouard Philippe s'est même fendu d'un rare hommage aux syndicats qui ont “bien organisé et encadré” des centaines de manifestations dans tout le pays. » résume Dominique Garraud dans La Charente Libre.
Bertrand Meinnel dans confirme Le Courrier Picard : « Le coup de semonce attendu a porté. Le premier jour de mobilisation contre la réforme des retraites a été comme prévu un beau succès ». Nombre de quotidiens régionaux ont pu observer la force du nombre et la détermination des manifestants.
Même constat au Parisien. Le 2 décembre dernier, le journal faisait sa Une avec un titre-choc : « Grève, le guide de survie ». Comme si la grève était avant tout une menace. Il détaillait alors ce que les malheureux usagers des transports publics ou parents de jeunes enfants pourraient faire pour éviter les conséquences d'un jeudi classé noir. Et il n'était pas le seul quotidien à s'engouffrer dans cette thématique que certaines chaînes résumaient par un slogan en boucle, celui des usagers « pris en otages ». Au lendemain du 5, le ton est celui du constat dans l'édito de Monsieur Pierre du Parisien : « On l'attendait massive, elle a été massive », dit-il, et de préciser que ce fut le cas à Paris comme en régions.
Mobilisations massives : au-delà du constat
Ce constat inquiète certains éditorialistes. Nicolas Beytout, dans l'Opinion, s'emploie à le relativiser. Quitte à jouer avec les chiffres. « Après des semaines d'intense mobilisation, les grévistes ont été nombreux à monter le fameux “mur du 5 décembre”. Les transports publics ont été paralysés, les écoles désertées, le projet Delevoye conspué. Et comme le veut la tradition, les syndicats se sont largement félicités de leur succès. Succès ? Certes, il y avait du monde dans les rues. Mais, avec 700 000 manifestants rassemblés en province et à Paris, les cortèges étaient loin de battre les records des grandes mobilisations historiques ».
L'éditorialiste ne cite pas l'origine de ce décompte, mais cherche à se rassurer : « Pour atteindre la puissance démonstrative des manifs contre la réforme Fillon-Sarkozy, les syndicats devraient réunir près de deux fois plus de monde. C'est impossible », estime-t-il, lui qui a cru discerner une « atmosphère irrespirable et violente qui nimbe désormais les cortèges ». Il est vrai que l'usage policier des gaz lacrymogènes lors des manifestations rend souvent la respiration difficile, mais il ne semble pas que ce soit bien là le propos de Nicolas Beytout…
D'autres au contraire se réjouissent du succès e cette première journée. « Un vent se lève », titre ainsi Patrick-Appel-Muller dans L'Humanité. Il souligne que « Les grèves ont été massives, frôlant ou dépassant les records des deux dernières décennies à la SNCF, la RATP, l'éducation nationale ou EDF. Elles ne se sont pas cantonnées aux services publics : sept des huit raffineries étaient à l'arrêt hier et dans 2 000 entreprises privées des salariés ont cessé le travail. Les manifestations, sur le thème “Retraite par points, tous perdants, retraite à 60 ans, tous gagnants, Macron retire ton plan”, ont fait le plein dans les 45 villes où elles se sont déroulées ». Et de rappeler que ce refus est appuyé par l'opinion publique comme les sondages le confirment.
Pour Laurent Joffrin, dans Libération, « Ça part fort. Plus de 800 000 manifestants (un million et demi selon la CGT), 250 cortèges petits et grands, des taux de grévistes élevés dans les transports comme dans l'éducation nationale, une grève aussitôt reconduite à la RATP et à la SNCF, des raffineries arrêtées, un début de mobilisation dans le secteur privé. Le gouvernement peut se dire que d'autres mouvements, ces dernières années, ont réuni des défilés aussi importants, que les grévistes vont s'user, que l'opinion est partagée, etc. Mais pour l'instant, le gain de la journée est aux syndicats. La “team Philippe” n'échappera pas à l'épreuve de vérité ».
Haro sur les régimes spéciaux
Pour certains journaux, il est donc important sinon de minimiser, du moins de relativiser.
La Croix le reconnaît, « les opposants à la réforme des retraites ont marqué les esprits », même si le quotidien, en première page, cite principalement la mobilisation des fonctionnaires. Surtout, le journal cible principalement les salariés des régimes spéciaux qui seraient les fers de lance du mouvement.
Il y consacre une page entière sous le titre « Les régimes spéciaux au cœur de la grève ». Selon ce journal, « les agents de la SNCF et de la RATP sont en première ligne de la mobilisation de la réforme des retraites », ajoutant que les agents EDF sont aussi concernés. Et le journal de reprendre alors la rhétorique de Gérald Darmanin, ministre des comptes publics, en mettant en exergue (au sens propre) ses assertions selon lesquelles « on a du mal à comprendre pourquoi l'État verse chaque année 8 milliards d'euros — sur nos impôts ! — pour rééquilibrer les régimes spéciaux », d'autant que ces salariés-là cumuleraient des privilèges tels qu'un départ plus tôt en retraite. En réalité, non seulement ces régimes existent d'abord pour compenser la pénibilité des métiers, mais en outre, comme le rappelle la fédération CGT des cheminots https://www.cheminotcgt.fr/federation/la-solution-cest-vous-nous/?categorie=14, « Les droits spécifiques des cheminots sont financés par eux-mêmes et le fruit de leur travail, par le biais d'une surcotisation. » Il faut croire que, se contentant des propos ministériels et de la Cour des comptes, La Croix n'aura pas pris le temps de chercher d'autres sources. Ni celui de réfléchir à l'intérêt d'étendre ces régimes à tous ceux qui souffrent de pénibilité au travail, subissent des horaires décalés, sont contraints au travail de nuit….
Quelles suites au 5 décembre ?
La question des suites de la mobilisation et de l'attitude du gouvernement est dans toutes les têtes et naturellement la presse s'en empare.
Le Figaro voit « Philippe à la manœuvre, Macron à la baguette ». Un gouvernement en fait prêt à « lâcher du lest », mais pas sur l'essentiel.
Dans un billet intitulé « L'anti-1995 », Cécile Cornudet reprend dans Les Échos, pour étayer cette idée, les propos d'un ministre anonyme : « L'avantage d'avoir tardé, c'est qu'on peut répondre aux inquiétudes sans être sur le reculoir ». Edouard Philippe devrait rapidement donner ses arbitrages, tandis qu'Alain Juppé « avait joué sur l'usure du mouvement et attendu en vain un retournement de l'opinion ». La suite, selon Cécile Cornudet, dépendra « de ce que le gouvernement mettra sur la table pour décrocher des partenaires » ou, en clair, diviser le mouvement. Ainsi de promesses possibles à certains secteurs (la journaliste cite les enseignants, les policiers), mais aussi des tentatives gouvernementales de diviser les organisations syndicales. Non pas seulement en donnant des gages à la CFDT, mais aussi en s'adressant aux cadres et à la CGC.
Le gouvernement au pied du mur
La Croix avance l'idée qu'il faudra que chacun fasse des concessions et met en avant l'un des scénarios envisagés par le gouvernement : retarder l'entrée en vigueur de la réforme de quelques années. Comme si es manifestants actuels se moquaient de l'avenir de leurs propres enfants.
Selon Libération, le Premier ministre a déjà prévu un certain nombre de concessions, qu'il devrait annoncer la semaine prochaine. Il peut en espérer un dialogue avec la CFDT et une baisse de tension qui permettraient de faire passer le principe de la réforme, quitte à amender son application ».
En tout état de cause, selon L'Humanité, le gouvernement est « au pied du mur. Le pouvoir ne peut plus tabler sur une mobilisation en demi-teinte.
D'autant, avance Libération, que “comme on le subodorait, il apparaît, en filigrane, que le mouvement dépasse de loin la simple question des régimes spéciaux ou de la retraite à points. Beaucoup redoutent des mesures qui les visent directement. Mais d'autres laissent de côté la réforme et ciblent Macron, ses discours, son style, sa politique, sa personne, comme si le procès intenté dès l'origine — le ‘président des riches' — n'en finissait pas d'être instruit. (…) À la différence de l'épisode gilets jaunes, le gouvernement a en face de lui des directions syndicales rompues au rapport de force et à la négociation. Mais parions que dans les replis des consciences ministérielles, le spectre de 1995 prend de la consistance”.
Et Le Figaro l'écrit “face au mouvement de contestation sociale, c'est bien plus qu'une réforme des retraites qui est en jeu pour Emmanuel Macron. Il en va de la suite de son quinquennat”.
Alors que l'intersyndicale CGT-FO-Solidaires-FSU et quatre organisations de lycéens et d'étudiants ont appelé ce vendredi à une nouvelle journée de grèves et de manifestations contre le projet de réforme des retraites du gouvernement le 10 décembre, il est en tout cas encore temps pour le gouvernement de “remettre le compteur à zéro” et de revenir à la table des négociations pour une tout autre réforme des retraites.