Commanditée par la CGT et confiée à trois chercheurs de l'Ires, une enquête sur l'évolution des droits à l'indemnisation des chômeurs nous éclaire sur la visée des politiques de l'emploi menées de 1979 à 2019. Analyse de Mathieu Grégoire, sociologue.
Mathieu Grégoire, sociologue
Afin d'observer les évolutions de l'assurance-chômage, trois chercheurs ont sélectionné une période de quarante ans, pour « remonter à l'origine de sa création, lorsque l'assurance-chômage fonctionnait comme une véritable assurance et où, dès qu'on était salarié, on avait des droits à l'indemnisation », explique Mathieu Grégoire.
Menée pendant deux années successives à l'appui d'un simulateur, l'étude démontre sur la base de critères et avec une méthode scientifiques que l'évolution des droits au chômage aboutit in fine à un renversement de la conception originelle de l'assurance-chômage. Autrement dit, à un changement de paradigme où les droits à l'indemnisation sont de plus en plus restrictifs, et proportionnels à la durée de cotisation, avec peu de droits, voire pas du tout, si on a peu ou peu de temps cotisé.
Anéantir la dimension assurantielle du chômage
C'est ce changement de logique qui, dès 1984, va profondément modifier la nature même de l'assurance-chômage qui sera peu à peu vidée de sa dimension assurantielle et que le dernier volet de la « réforme » de 2019, s'il était adopté, entérinera définitivement. « C'est comme si une assurance habitation refusait de vous rembourser un dommage au motif que vous n'êtes assuré que depuis un an alors que d'autres le sont depuis plus longtemps », précise Mathieu Grégoire.
D'où le constat d'une baisse constante du taux de couverture des chômeurs, c'est-à-dire du nombre de chômeurs accédant au droit à l'indemnisation, qui atteint son plus bas niveau historique à partir de la « réforme » de 2017. « Ce qui nous a frappés, c'est de voir que c'est à ce moment-là qu'une nouvelle « réforme » va être engagée, celle de 2019, qui est la plus restrictive jamais observée depuis quarante ans », précise Mathieu Grégoire.
Les précaires, dans le collimateur des « réformes »
Autre mise en lumière majeure : les plus précaires (CDD, intérimaires, saisonniers, etc.) sont le cœur de cible des « réformes » successives, notamment celles de la période qui va de 2010 à 2019 où le droit à l'indemnisation varie très fortement en fonction des catégories de salariés : ceux à l'emploi stable sont globalement épargnés et maintiennent leurs droits, tandis que ceux à l'emploi discontinu (hors intermittents du spectacle, couverts par un régime spécifique), eux, paient plein pot le coût du changement de paradigme : « Pour ceux-là, les droits à l'indemnité ont énormément baissé, en particulier avec la « réforme » de 2019 qui acte un effondrement des droits des plus précaires », alerte l'étude.
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Les droits au chômage à l'épreuve de la crise du Covid-19
Comment en sommes-nous arrivés là ? Par le truchement de « réformes » à étapes dont la première contient souvent le cheval de Troie des suivantes. C'est le cas de celle de 2017 – mère de celle de 2019 – mais qui est passée plus inaperçue, car présentée par le gouvernement comme un « retour à la situation d'avant la crise de 2008 ». Faux argument, l'étude le prouve, et la prétendue générosité accordée aux chômeurs à la suite de la crise de 2008 n'est en fait que très peu observable.
En tout cas, elle n'est jamais à la mesure de la baisse cumulée des droits des plus précaires. Jusque-là peu visible, car concentrée sur les salariés à l'emploi discontinu – les fameux « invisibles » – cette tendance baissière devient manifeste lors de la crise du Covid-19. Et pour cause : la cible des plus précaires se retrouve subitement sans emploi et, dans le même temps, sans indemnités de chômage, faute d'avoir cumulé suffisamment de droits.
En le mesurant scientifiquement, l'étude de l'Ires démontre comment s'est opéré ce grand basculement entre un système originellement assurantiel, conçu sur le principe d'un revenu de remplacement, et le système actuel qui ne garantit plus qu'un filet de sécurité minimal et accessible à des conditions de plus en plus restrictives.
À l'origine des réformes, un raisonnement vicieux
Ce seul constat éclaire sur l'orientation néolibérale des « réformes » engagées depuis quarante ans, plus encore depuis 2017, sous-tendues par l'idée que l'abaissement des droits au chômage inciterait mécaniquement l'individu à retrouver le chemin de l'emploi en « traversant la rue ». Une idée qui renvoie au seul privé d'emploi la responsabilité individuelle de sa situation. « C'est un raisonnement assez vicieux fondé sur l'idée que donner des droits aux précaires reviendrait à encourager la précarité, voire à la rendre attractive », analyse Mathieu Grégoire.
Quel investissement syndical ?
L'idée que n'importe quel emploi vaudrait mieux que pas d'emploi ne s'est pas imposée d'elle-même. En quatre décennies, les réformes ont toutes été négociées pied à pied entre patronat et syndicats (sauf celle de 2019, imposée par le gouvernement).
Dès lors, si un tel basculement conceptuel a pu s'opérer, c'est aussi en raison d'un « impensé » du côté de certains négociateurs. Pour Mathieu Grégoire, donner des droits aux plus précaires permettrait justement de lever les épées de Damoclès du chantage à l'emploi, de la concurrence entre salariés et du dumping social.
À condition d'affronter cette réalité de la précarisation généralisée de l'emploi. Une idée qui, si elle effraie certains syndicats, devrait en fait, selon le chercheur, les inciter à penser la fin du chômage et à porter des idées telles qu'une sécurité sociale professionnelle et d'un statut du salariat précaire. Autant d'idées jusqu'ici développées par la CGT, et qu'il s'agit probablement de mieux faire connaître, pour qu'elles soient portées plus largement encore.