Qu'ils soient refoulés aux frontières de l'espace Schengen au risque de leur vie ou surexploités dans les entreprises, les droits fondamentaux des migrants sont massivement bafoués, qui plus est, dans un contexte aux relents de xénophobie. La CGT appelle à manifester à leur côté le 18 décembre.
« Mettre à profit le potentiel de la mobilité humaine ». Tel est le thème décidé cette année par les Nations Unies (ONU) pour la
journée internationale des migrants (18 décembre). Dans l'absolu, l'intitulé de cette campagne de sensibilisation résonne comme une lapalissade tant il est évident que les migrations ont façonné le monde et sont l'histoire de l'humanité. Mais en 2021, le sujet s'apparente à une véritable gageüre. Paradoxalement, dans un monde marqué par une grande instabilité et la multiplication des facteurs de migrations, les frontières se ferment. À travers l'Europe (notamment), les thématiques nationalistes ont de nouveau le vent en poupe, agitées par des dirigeants ou acteurs politiques qui entendent ainsi mobiliser l'opinion publique en jouant sur les peurs. Entre autres sujets, la détestation de l'étranger a toujours autant de succès, de même que l'hostilité à l'accueil des personnes qui cherchent à s'exiler. Or, ces dernières ne veulent rien d'autre que fuir la guerre, la misère ou les persécutions et trouver un avenir meilleur ailleurs que dans leur pays d'origine. Un grand classique de l'histoire qui de nouveau s'invite avec acuité à la table des nations.
« Statu quo glaçant » à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie
Depuis la fin novembre les nouvelles en provenance de la frontière polono-biélorusse se faisaient rares et le sort des migrants, instrumentalisés pendant plusieurs mois par la Biélorussie pour faire pression sur l'Union européenne n'étaient guère relayé. Dûment encadrés par l'armée polonaise dans le périmètre autorisé aux médias et ONG,
Le Monde et
Médiapart (articles réservés aux abonnés) sont allés enquêter dans la « jungle » entre la Pologne et la Biélorussie (180 km de forêt, marécages et rivières où il fait jusqu'à – 10° et nuit noire à 16h). Ce jeudi, le quotidien du soir titrait sur un « statu quo glaçant », rapportant les violences infligées aux migrants refoulés d'un côté puis de l'autre de la frontière. Pour sa part, Médiapart alertait sur le fait qu'
« à l'instar des « naufrages invisibles »
en Méditerranée ou dans la Manche, le nombre de morts » pourraient être largement sous-estimé. Dans son article la journaliste a
« remonté la trace de plusieurs d'entre eux ». Contacté par La NVO le 2 décembre, Piotr Ostrowski, du syndicat polonais OPZZ, avait fait le point de la situation au cours d'un entretien où il explique notamment qu'il est difficile pour les organisations humanitaires, médecins et journalistes d'accéder aux migrants dans la zone frontalière (voir notre encadré).
Violation des droits humains et de la législation internationale relatives aux réfugiés au sein de l'Union européenne
Quant à l'Union européenne, on l'a peu entendue sur la situation faites aux migrants pris au piège de la Biélorussie. Entre annonce d'un alourdissement des sanctions contre Minsk et ballet diplomatique face à un « conflit hybride », elle s'est surtout attachée à essayer de clore un dossier dont Varsovie s'est saisi comme une aubaine pour renforcer sa politique anti-migrants et servir ses intérêts nationaux : refus de l'aide de Frontex (agence de surveillance des frontières de l'UE) et renvoi des migrants en Biélorussie. Une
violation du droit international vite légalisée au niveau national par le vote d'un
amendement à la loi nationale sur les étrangers. Pour couronner le tout le pays entend se barricader en construisant un mur à sa frontière Biélorusse. Décision qui ne risque pas d'émouvoir l'UE puisque depuis vingt ans l'Europe s'est reprise de
passion pour les murs : 1 000 kilomètres le long de ses frontières, principalement pour lutter contre l’immigration non autorisée.
Des migrants meurent aux extrémités de l'espace Schengen
Caméras, détecteurs de mouvements, grilles, murs anti-migrants ou anti intrusion… À Calais, dans le nord de la France, fin de l'espace Schengen et donc véritable cul de sac de l'Europe, tout est mis en œuvre pour empêcher les migrants d'arriver en Angleterre en embarquant clandestinement dans les camions. Mais le 24 novembre, quatre jours avant la rencontre sur les questions migratoires entre la France et les ministres belge, allemand et néerlandais ainsi que des représentants de la Commission européenne qui se tenait précisément à Calais, vingt-sept migrants ont trouvé la mort dans le naufrage de leur embarcation alors qu'ils tentaient de traverser la mer de la Manche pour rejoindre l'Angleterre. Si l'Europe s'est montrée tout aussi unie face à la Biélorussie que face à la Grande Bretagne, la prise de bec qui s'en est suivi entre Boris Johnson, le premier ministre britannique, et Emmanuel Macron, le président français, au sujet des migrants arrivés clandestinement sur le sol britannique, laisse pantois. Les deux dirigeants se sont renvoyé la balle, le Français se contentant de s'offusquer avant de refuser la proposition – certes choquante – du Britannique de les refouler en France. Bien évidemment, ni la France, ni la Grande-Bretagne n'agissent comme la Pologne mais aucun pays européen ne traite non plus la question migratoire sous l'angle de l'intégration ou même de solidarité dans un véritable esprit de coopération. Et en attendant, aux extrémités de l'espace Schengen, des migrants en quête d'un avenir meilleur, meurent.
L'appel du réseau des Nations Unies sur les migrations
Il va donc de soi qu'à l’occasion de la Journée internationale des migrants du 18 décembre, le Réseau des Nations Unies sur les migrations appelle « la communauté internationale à renforcer l’action collective pour protéger la vie des migrants et réduire leurs vulnérabilités » conformément au Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières (GCM). Il rappelle notamment que « depuis décembre 2018, [au moins] près de 14 000 migrants ont perdu la vie en tentant d’atteindre de nouvelles destinations. De nombreux migrants ont été bloqués ou renvoyés de force sans tenir dûment compte de leurs droits, de leur sécurité et de leur bien-être ». António Vitorino, directeur général de l’Organisation internationale pour les migrations et coordinateur du Réseau des Nations Unies sur les migrations a également déclaré que « la politisation actuelle de la migration et la déshumanisation des migrants, observée dans de nombreux contextes à travers le monde, alimente la xénophobie, sapant notre engagement à construire des sociétés plus résilientes et inclusives (…) » Très concrètement, les simples droits humains fondamentaux des migrants sont la plupart du temps bafoués.
Le 18 décembre, journée de lutte pour les droits des migrants et de leur famille
De fait, « dans les pays occidentaux, notamment européens, la question migratoire est quasi systématiquement traitée comme un problème qu'il conviendrait de circonscrire par tous moyens. Les dérives sécuritaires et nationalistes de ces gouvernements prises dans le cadre de l'épidémie accroissent toujours plus la pression sur les travailleurs et travailleuses migrant.e.s », constate la CGT. Elle rappelle que, de plus, la France n'a pas ratifié la convention internationale pour les des travailleurs migrants et des membres de leurs familles adoptées par l'ONU le 18 décembre 1990. Engagée depuis de nombreuses années dans des actions concrètes pour la régularisation des travailleurs privés de titres de séjour et pour l'accueil des migrant.e.s, la CGT appelle donc à participer aux manifestations et mobilisations du 18 décembre « aux côtés des travailleurs et travailleuses sans papiers, pour exiger leur régularisation sur simple preuve de leur relation de travail , l'égalité des droits dans les entreprises, la protection sociale pour tous les migrant.e.s » et… la ratification par la France de la convention internationale de l'ONU du 18 décembre 1990.
Entretien avec Piotr Ostrowski, membre de la direction du syndicat polonais OPZZ en charge des questions internationales, réalisé le 2 décembre en anglais.
Quel est votre regard sur la situation à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie ?Il semblerait que la situation soit moins dramatique que mi-novembre : il y aurait moins de migrants et de réfugiés en provenance de la Syrie, de l'Irak, du Yémen, de la Somalie et de l'Afghanistan. Mais nous ne savons pas comment cela va évoluer. Nous condamnons fermement la stratégie et les agissements du président biélorusse ainsi que celles des réseaux d'émigration clandestine. Mais nous condamnons aussi la réponse polonaise qui consiste à chasser ces migrants de notre frontière et même à les rechercher sur notre territoire – notamment dans les hôpitaux – en vue de les y reconduire. C'est inacceptable : nous sommes devant une énorme crise humanitaire.
La Pologne doit-elle leur accorder l'asile politique ?Tout ceci n'aurait pas pu se produire sans la stratégie de Loukachenko, bien sûr. Nous ne sommes pas dupes de la manipulation qui consiste à promettre à des migrants d'Irak ou de Syrie une entrée en Allemagne à travers Minsk. Mais la réponse des autorités polonaises constitue une violation des lois internationales, une atteinte à la convention de Genève. Si une personne présente sur le sol polonais demande l'asile politique, sa demande doit être prise en compte par les autorités. Si celle-ci est jugée acceptable au regard de la loi, cette personne doit être reconnue réfugiée politique, sinon, elle doit être rapatriée dans son pays d'origine. Nous partageons la même position que les ONG qui viennent en aide aux migrants depuis le mois d'août.
Avez-vous été en mesure d'apporter de l'aide aux migrants sur le terrain ?Nous sommes une organisation syndicale. Nous ne sommes pas spécialisés dans ce type d'action. En revanche, nous avons lancé un appel à nos membres qui souhaitaient apporter de l'aide aux migrants pour qu'ils se rapprochent des ONG spécialisées en vue de dons d'argent ou d'équipements divers. Nous avons par ailleurs lancé un appel aux dons à nos membres… C'est la solidarité qui prévaut à nos yeux. Il faut montrer à ces familles échouées à nos frontières la même solidarité que celle que la Pologne a reçue dans les pires moments de son histoire.
Que vous inspire l’État d'urgence ?Jusqu'à la fin novembre, le gouvernement avait déclaré l'état d'urgence dans la zone. Il a ensuite voulu le prolonger au-delà de ce que la constitution polonaise permet. Il l'a tout de même prolongé, ce que plusieurs spécialistes jugent illégal. Ni les ONG, ni les journalistes, ni aucun étranger ne sont autorisés dans un périmètre de 5Km autour de la frontière polonaise. Les médecins et les ONG ont les plus grandes difficultés à y accéder, y compris la croix rouge polonaise qui pouvait le faire même lors de la seconde guerre mondiale ! C'est tout simplement inacceptable. Même chose au sujet des médias : les journalistes étant interdits du côté polonais de la frontière, nous étions informés de la situation par CNN postée du côté biélorusse… C'est dire si la situation est trouble. Il ne s'agit pas selon moi d'un conflit migratoire mais bien d'un conflit frontalier et humanitaire.
La confédération européenne des syndicats appelle à une politique migratoire et d'asile européenne basée sur les droits humains, êtes-vous d'accord ?Cet appel a été discuté et élaboré avec nous durant des consultations préalables. En tant que membre de la CES et de l'UE, nous le partageons pleinement.
Sur un registre plus général, au quotidien, qu'en est-il du dialogue avec le gouvernement ?Les consultations ont lieu, on échange avec les différents responsables, et même si les résultats des discussions ne vont pas dans le sens que nous souhaiterions ou bien qu'il n'y a parfois même pas de réponse de la part des autorités compétentes, on ne peut pas parler d'attitude antisyndicale. On est confrontés aux limites de l'exercice du dialogue social en tant que tel mais ce n'est pas propre à ce gouvernement. Il s'agit davantage des désillusions liées à la nature même de l'exercice. Par exemple, nous nous apprêtons à discuter, sans grand espoir, des répercussions de la COP 26 de Glasgow sur notre politique socio-économique. En revanche, un autre grand sujet du moment est la réforme de la politique fiscale, dont plusieurs aspects sont plutôt bénéfiques : un surcroît de progressivité de l'impôt, et aussi la défiscalisation de l'adhésion à un syndicat, ce que nous réclamions depuis des lustres.
Y a-t-il beaucoup de discrimination syndicale ?Il y a des tensions, notamment dans le secteur des services publics et spécialement dans l'éducation nationale. Pas seulement au sujet des salaires, mais aussi au sujet de la politique impulsée par un ministre de l'Éducation, très très à droite, et qui ne cesse de promouvoir des réformes idéologiques rétrogrades, anti-communistes, nationalistes, catholiques, anti-LGBT, anti-égalité… les unes après les autres.
Que pensez-vous des tensions actuelles entre le gouvernement polonais et l'UE ?Nous estimons que c'est l'UE qui a raison. Si la Pologne a adopté les traités, ce n'est pas pour proclamer à posteriori qu'ils sont anticonstitutionnels. Nous devons suivre la loi internationale, d'autant plus qu'un article de la constitution polonaise le prévoit. Le gouvernement fait ça pour construire un récit, un imaginaire nationaliste selon lequel il est le seul patriote entouré d'ennemis : l'Allemagne, la Russie, la Biélorussie, Bruxelles et également, depuis l'arrivée de Biden, les États-Unis. C'est un discours qui n'a d'autre objectif que de mobiliser la société sur des intérêts nationaux qui seraient attaqués de toutes parts. Or, les Polonais sont profondément divisés à ce sujet. A ce rythme-là, nous craignons la rupture totale entre une partie et l'autre de la société.