À venir
Votre identifiant correspond à l'email que vous avez renseigné lors de l'abonnement. Vous avez besoin d'aide ? Contactez-nous au 01.49.88.68.50 ou par email en cliquant ici.
HAUT
Société

Damien Riccio : «L'opération Wuambushu est à la fois un échec et une faute politique»

10 mai 2023 | Mise à jour le 10 mai 2023
Par | Photo(s) : Morgan Fache / AFP
Damien Riccio : «L'opération Wuambushu est à la fois un échec et une faute politique»

Talus 2, un bidonville à Majicavo, au nord de l'île de Mayotte. Le quartier doit être démoli dans le cadre de l'opération Wuambushu. Crédit photos : Morgan Fache / AFP

Depuis le 24 avril, le ministre de l’Intérieur a lancé l’opération Wuambushu à Mayotte. Le but? Expulser massivement les étrangers en situation irrégulière présents sur l’île et détruire les bidonvilles entourant les villes mahoraises. Anthropologue, Damien Riccio a écrit sa thèse sur le fait migratoire à Mayotte. Pour la Vie Ouvrière, il revient sur cette opération hors-norme et sur ses répercussions sur le 101e département français.

Comment expliquer le déclenchement de l’opération Wuambushu ? Pourquoi maintenant ? 

Depuis des années, une partie de la population mahoraise et les élus, tous partis politiques confondus, réclament une intervention dure de l’État sur les questions migratoires. Ils l’obtiennent à intervalle régulier avec des opérations policières, d’une ampleur particulière cette fois-ci, mais pour autant la situation globale ne change pas. Mayotte connaît de très nombreux dysfonctionnements : il n’y a pas assez de places dans les écoles, les collèges et les lycées pour accueillir les élèves, l’hôpital de Mamoudzou est surchargé, il y a de graves problèmes d’accès à l’eau potable, les infrastructures de retraitement des eaux usées sont toujours sous-dimensionnées, 77% de la population vit sous le seuil de pauvreté… Après la départementalisation, la population ne s’attendait pas seulement à une égalité de droits par rapport à la France métropolitaine, elle s'attendait également à une égalité de moyens. Or il n’en est rien. Les mahorais ont raison d’être en colère : ils sont abandonnés par l’État depuis plus de 30 ans mais paradoxalement, ce qu’ils réclament pour répondre à leurs frustrations, c’est une politique migratoire plus stricte. Pour bien comprendre cet évènement, il faut toutefois le lire dans le contexte que la France traverse aujourd’hui. Darmanin ne propose pas cette opération à n’importe quel moment et il faut se demander quel rôle cette opération joue dans la phase politique que traverse la France métropolitaine aujourd'hui. 

 

Comment la société mahoraise réagit-t-elle à cette opération ? 

À Mayotte, la question migratoire sature le débat public. “Les Mahorais” ne se réduisent pas à une population parfaitement homogène où tout le monde serait d'accord sur ce sujet. En revanche, il y a à Mayotte une puissante mise en scène médiatique de l'image d’une communauté mahoraise unie, solidaire, et qui est régulièrement mise en avant par les élus. Cela donne l’illusion d’une réaction uniforme à l’action du gouvernement alors qu’en réalité les points de vue des Mahorais sont beaucoup plus complexes et contrastés. Les personnes mobilisées dans la rue pour soutenir l’opération de Darmanin sont organisées en associations. Il s’agit de collectifs d’habitants initialement impulsés par les élus eux-mêmes, qui se sont par la suite autonomisés mais cela reste organisé politiquement par l’élite économique mahoraise. Beaucoup de Mahorais, notamment ceux qui ont fait leurs études en France métropolitaine et sont revenus à Mayotte, sont opposés à l’opération mais ils ne peuvent pas le dire pour ne pas jeter le discrédit sur leurs familles. Il existe, par ailleurs, des mahorais qui tentent de faire opposition aux décasages, mais il est extrêmement difficile pour eux d'être entendus dans l'espace public.

 

Les pratiques de décasage à Mayotte dépassent le cadre de l’opération Wuambushu…

Ces pratiques villageoises de bannissement ont lieu de façon récurrente à Mayotte depuis au moins les années 1960, et existent par ailleurs dans de nombreux archipels. Les décasages sont des manifestations où les villageois mahorais s’organisent collectivement pour sortir de chez eux les habitants de nationalité étrangère et pour détruire leurs habitations. Les personnes qui y participent sont des propriétaires terriens, essentiellement des femmes. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne s’agit pas de pratiques informelles : c’est une véritable institution à Mayotte. Les autorités publiques y participent : on peut y retrouver l’instituteur du village ou encore les membres du conseil municipal. Les affiches qui appellent à ce genre de manifestations sont placardées sur la mairie avec l’accord du maire. C’est illégal du point de vue du droit français, mais c’est institutionnalisé et organisé politiquement à Mayotte. 

 

À quoi ces événements servent-ils ?

Les décasages sont un grand rituel collectif et politique, qui visent, malgré tout, à éviter la violence. Lors de ces événements, il n’y a ni blessés, ni résistance. Les Comoriens sont profondément résignés et partent bien avant qu’on ne viennent les chercher. Tout cela n’est que de la mise en scène. Les gens délogés partent dans la forêt, dans les villages voisins, se cachent dans leurs familles, et quelques semaines après, ils reconstruisent leur maison un peu plus loin, laissant l’espace libre pour reconstruire de nouvelles maisons en dur. En effet, le bidonville est un espace interstitiel entre le village et la forêt. Au fur et à mesure que le village se développe, les cases du bidonville sont déconstruites pour laisser la place à des constructions en dur, tandis que les bidonvilles sont reconstruits plus loin dans la forêt. Or, les gens qui vivent dans les bidonvilles sont ceux qui vont permettre l’urbanisation, c’est-à-dire qu’il s’agit de la main-d’œuvre ouvrière qui va construire les maisons. À Mayotte, la plupart des hommes qui travaillent dans le BTP sont comoriens, en situation régulière ou non, payés entre 150 et 400 euros par mois.

Dans mon travail de thèse, j’essaie de faire le lien entre ces événements et la place qu’occupe la main-d’œuvre clandestine à Mayotte. Je défends l’idée selon laquelle ces pratiques de décasage villageois n’ont pas pour finalité de faire disparaître la main d’œuvre étrangère de l’île mais de rappeler aux étrangers la place qu’ils occupent dans la société mahoraise. La finalité de tout ça n’est pas de chasser les étrangers : les secteurs du BTP et de l’agriculture reposent intégralement sur cette main d’œuvre étrangère, les Mahorais le savent pertinemment. La finalité, c’est bien de rappeler que ce sont les mahorais qui contrôlent Mayotte et de maintenir la position subordonnée de la main d’œuvre migrante afin, notamment, que les salaires restent bas. 

 

Quelle est la spécificité de l’opération Wuambushu dans ce contexte ?

Habituellement, les décasages visent exclusivement des personnes de nationalité étrangère, en situation régulière ou non. En 2016, j’ai été appelé à témoigner dans l’affaire d’une femme de nationalité comorienne, en situation régulière, titulaire d’un titre de séjour de 10 ans, d’un contrat de travail légal, d’un bail locatif et qui avait été mise dehors par la population villageoise. À Mayotte, le terme de clandestin est une catégorie vernaculaire : cela ne veut pas dire en situation irrégulière, mais c’est un terme qui désigne la population qui ne devrait pas avoir droit à Mayotte… Avec l’opération Wuambushu, il est très probable que dans ce grand mouvement de destruction, des habitations de mahorais soient détruites. Il y a beaucoup de personnes de nationalité française qui vivent dans ces bidonvilles. Certains d’entre eux, d’ailleurs, ne parlent même pas français.

Ce qui est étonnant, c’est qu’avec son dispositif, Gérald Darmanin, qui n’est certainement pas entré dans ce niveau d’analyse, est en train de fournir aux villageois mahorais l’outil policier qu’il leur manque pour industrialiser leur politique. Il a déclenché un incendie qu’il n’aura pas les moyens d’éteindre. Les gouvernements français successifs depuis les années 1980 agissent à Mayotte avec une absence totale d’expertise et de recul historique.

Comment qualifieriez-vous cette opération? 

Pour moi, c’est à la fois un échec et une faute politique. Le ministre de l’intérieur a cru pouvoir mettre en œuvre un renvoi massif d’étrangers vers un État avec lequel il n’a pas négocié au préalable. Actuellement, le gouvernement comorien refuse de laisser entrer les bateaux de migrants en provenance de Mayotte. Le flux migratoire de retour au pays des Comoriens est en effet l’unique arme diplomatique à disposition des Comores pour faire pression sur la France.

De plus, c’est un pétard mouillé qui ne changera rien. Les personnes délogées vont partir dans la forêt et dans trois semaines, elles seront revenues. Quant aux promesses de relogement, qui peut y croire ? On n’apporte aucune solution à la jeunesse pauvre de Mayotte (50% de la population à moins de 18 ans), sinon des cars de police. Ce qui est rageant c’est que les gouvernements français successifs depuis les années 1980 agissent à Mayotte avec une absence totale d’expertise et de recul historique. Ils prennent des décisions sans pensée programmatique, et chacune de ces décisions tend à faire que la situation s’écroule encore un peu plus. L’opération Wuambushu en est simplement une nouvelle illustration.

 

Que penser des très hauts scores du RN à Mayotte ? 

On entend souvent de la part des métropolitains que les Mahorais seraient racistes. Ce faisant, on plaque notre mode de pensée occidentale sur le fonctionnement mahorais : c’est à côté de la plaque. Pendant longtemps il y a eu des élus PS à Mayotte, qui défendaient une ligne sans rapport avec le contenu idéologique du PS… Le RN a fait un bon spectaculaire à Mayotte : il est passé de 1 ou 2% en 2012, à 42,68% au premier tour de l’élection présidentielle de 2017. Tout ça est très logique : le discours anti-étrangers fonctionne très bien à Mayotte, même s’il n’a pas de sens au niveau de l’archipel. 

 

Quelles pourraient être les issues à la situation mahoraise?

Évidemment, travailler la coopération inter-régionale avec les Comores serait un axe, mais cela soulève d’autres problèmes. La classe dirigeante économique et politique comorienne n’agit que très peu en faveur du développement de son propre pays. Le départ des Comoriens les plus pauvres vers Mayotte ne leur pose pas vraiment problème… 

La deuxième piste serait d’encadrer la circulation entre les îles plutôt que de l’interdire. Mayotte fait partie d’un archipel. Les mahorais se marient avec des habitants des autres îles. La main d’œuvre, les capitaux y circulent, comme dans tous les archipels du monde. Avec l’instauration de la frontière, on a brisé cette possibilité de circulation. On a rompu un équilibre symbolique, politique et économique. Je pense qu’il faut revenir sur le visa Balladur et permettre aux Comoriens qui vivent à Mayotte de faire l’aller-retour entre les Comores et Mayotte. Pourquoi ne pas instaurer un permis de travail ? Car dans toute cette histoire, ce dont on ne parle pas, ce sont les gens qui meurent en mer chaque année, dans le plus grand silence des autorités comoriennes et françaises. Un permis de travail aurait par ailleurs l’avantage de tuer l’économie informelle de la clandestinité à Mayotte, qui se rapproche souvent d’une forme moderne d’esclavage.