Résidents délaissés, soignants épuisés ! » Devant les grilles du Château des Ollières à Nice (06), l'Ehpad géré par le groupe Korian, neuf salariées scandent leur colère. Parmi ces femmes, plusieurs sont en CDD. Nous sommes fin mai et ce vendredi est leur deuxième jour de grève : elles dénoncent des conditions de travail dégradées, un sous-effectif chronique et un manque de reconnaissance. « Une aide-soignante doit se charger de quinze toilettes quotidiennes, c'est impossible ! » explique Manon Vabre, aide-soignante depuis 2015 au Château des Ollières. C'est de la maltraitance institutionnelle. » Peu encadrées et peu syndiquées, les salariés de l'Ehpad ont d'abord exprimé leurs doléances auprès de leur direction. Quelques mois plus tôt, déjà, une enquête interne diligentée par la CFDT avait jeté une lumière crue sur la souffrance des équipes et ses répercussions sur les résidents. En vain. Alors, arme ultime, les salariés se sont mises en grève pour la première fois. « Il y a un tel ras-le-bol qu'on se dit qu'on n'a plus rien à perdre… »,lâche Manon.
Changement de décor. Raffinerie TotalEnergies de Gonfreville-l'Orcher (76), à quelques encablures du port du Havre. À l'automne 2022, un mouvement social généralisé à l'ensemble des sites pétroliers de l'Hexagone provoque d'importantes pénuries de carburants. Ici, l'usage de la grève est tout autre : « Pour nous, c'est un outil à disposition des travailleurs et ils doivent l'utiliser. Plus il y a de grèves, mieux c'est, explique Alexis Antonioli, secrétaire général CGT de l'une des plus grandes raffineries d'Europe. Nous pensons que la grève est le premier et le seul des moyens pour obtenir gain de cause. Dès qu'une négociation s'ouvre, cette possibilité est toujours sur la table. » Arme ultime pour se faire entendre ou « le premier et leseul des moyens », deux stratégies différentes, mais un seul but : reprendre le pouvoir sur son travail, les conditions dans lesquelles il s'exerce, et en récupérer au maximum les fruits.
« La grève est le premier et le seul des moyens pour obtenir gain de cause. » Alexis Antonioli, secrétaire général CGT de la raffinerie TotalEnergies de Gonfreville-l'Orcher, en Seine-maritime.
« Gréviculture »
Retracer l'histoire de la grève en France, c'est se plonger dans celle du syndicalisme. La Charte d'Amiens de 1906, adoptée au neuvième congrès de la CGT, assigne aux syndicats une double mission : la défense des intérêts immédiats des travailleurs et la préparation de « l'émancipation intégrale […] par l'expropriation capitaliste. » Pour accomplir cette double besogne, un seul moyen d'action : la grève. Illégale et marginale lors de la première révolution industrielle – la loi Le Chapelier de 1791 interdit les « coalitions » –, elle sera dépénalisée sous le Second Empire en 1864, alors que les révoltes ouvrières deviennent incontournables et que l'industrie est en plein essor. Désormais encadrée par les syndicats, la grève se banalise ; des nouvelles pratiques émergent, tels les piquets et les occupations d'usine. Après la Seconde Guerre mondiale, le syndicalisme est intégré à la gestion de l'État social, notamment pour la gestion de la protection sociale, et le droit de grève entre dans le préambule de la Constitution de 1946. Le nombre de grèves explose, atteignant son apogée avec le mouvement de Mai 1968. « Après avoir longtemps été réservée au monde ouvrier, on observe qu'à partir des années 1950, les employés, les salariés du secteur public puis, dans une moindre mesure, les cadres, s'en emparent, observe Stéphane Sirot, historien et auteur de La Grève en France. L'évolution sociologique des grévistes suit celle du monde du travail : on l'a vu récemment avec les travailleurs ubérisés. Parallèlement, les grèves longues, de plusieurs jours à plusieurs semaines, régressent ; la durée des conflits diminue. « À la fin du XIXe siècle, il existait encore des ouvriers paysans : en cas de grève, ils pouvaient se nourrir. Ainsi, en 1913, le mouvement social des terrassiers qui construisent le métro parisien dure un an, rappelle -Stéphane Sirot.
Depuis trente ans, les salariés recourent davantage au débrayage, moins coûteux financièrement mais tout aussi capable de désorganiser la production.Or, ces débrayages n'apparaissent pas en tant que tels dans les statistiques dédiés auxconflits dans le travail. La comptabilité de la « cessation collective et concertée du travail en vue d'obtenir la satisfaction de revendications professionnelles », selon la terminologie -consacrée, s'établit en journées individuelles non travaillées (JINT). Dès lors, de nombreuses grèves passent sous les radars des statistiques… Ce qui n'empêche pas éditocrates et autres -libéraux de rappeler au moindre -mouvement social que la France est « championne » en la matière, ou qu'elle est atteinte de « gréviculture », selon les termes de Gabriel Attal, alors porte-parole de LREM.
Dialogue social
Longtemps instrument majeur d'un syndicalisme de lutte et de classe, la grève a peu à peu été concurrencée par d'autres modes de régulation des conflits. En premier lieu, la négociation collective en entreprise sur les salaires, la durée et l'organisation du travail, rendue obligatoire par les lois Auroux en 1982. Par ailleurs, la grève a progressivement été corsetée par une régulation de plus en plus restrictive. Ainsi, sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, plusieurs mesures sont prises pour neutraliser le pouvoir de nuisance de la grève. Les lois du 21 août 2007, du 20 août 2008 et du 29 mars 2012 astreignent respectivement certains agents de la SNCF, les enseignants des écoles maternelles et élémentaires et les salariés du secteur aérien à se déclarer gréviste au moins 48 heures avant le début du mouvement. « Les dispositions dites de “dialogue social” peuvent être lues corrélativement aux restrictions du droit de grève. L'ensemble vise à contourner la conflictualité sociale soit par la négociation collective « à froid », soit par des lois qui restreignent le droit de grève, afin de juguler la dimension de lutte des classes, inhérente aux relations sociales », analyse Stéphane Sirot.
Parallèlement, des dispositifs d'encadrements managériaux visant à briser les mouvements sociaux, ou à rendre le recours à la grève toujours plus coûteux, ont fleuri ici et là. À la RATP, une prime évolutive est versée aux salariés sous condition de présence ; elle n'est donc pas versée en cas de participation à une grève. À la SNCF, les sulfureux « pools fac » – pour « facultatifs » –, agents expérimentés très bien payés, sont utilisés en cas de sous-effectif pour remplacer les conducteurs au pied levé, notamment en cas de mouvement sociaux. Dans les raffineries, la pratique des réquisitions est devenue courante. Sophie Béroud, professeure de science politique à l'université Lumière Lyon-2, s'est penchée sur deux conflits sociaux au sein d'Ehpad privés du sud de la France. Dans l'un d'entre eux, quatre grévistes avaient témoigné de leurs conditions de travail dans une émission de radio : elles seront licenciées pour faute lourde et écoperont d'une plainte au pénal. Blacklistées dans les établissements du secteur, elles seront notamment contraintes de changer de métier. « La grève a été un moment d'enrichissement personnel très fort pour elles : les salariées ont gagné en dignité, certaines ont repris des études par la suite, mais le coût pour leur trajectoire professionnelle est très important, explique Sophie Béroud. Mener une grève a des répercussions encore plus fortes lorsqu'on est une femme, agente hospitalière ou aide-soignante, et plus encore si on est racisé. »
Les difficultés rencontrées pour se mettre en grève ont été criantes lors du mouvement interprofessionnel contre la réforme des retraites : alors que des millions de manifestants ont défilé pour dire leur opposition, peu de cessations de travail ont été recensées. « Construire des grèves sur son lieu de travail est devenu très complexe, notamment en raison de l'éclatement des statuts d'emplois ( CDD, CDI, contractuels, intérim…), analyse Sophie Béroud. L'individualisation des horaires, des salaires et des primes fragmente, et parfois oppose, les salariés entre eux. Or, il faut un collectif de travail et des espaces de parole pour construire et décider de la grève. »
Cerise sur le gâteau, la réforme des instances représentatives du personnel (IRP) de 2018 a engendré un affaiblissement de la relation de proximité entre syndicats et travailleurs, et a réduit la marge de manœuvre des organisations pour mener un conflit social. À la SNCF, 31 comités d'entreprises (CE), près de 200 délégués du personnel (DP) et 604 comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) ont été fondus dans 33 CSE. Un certain flou règne sur le nombre actuel de représentants de proximité, supposés pallierl'éloignement entre travailleurs et leurs représentants causé par le redécoupage, et sur le nombre de commissions santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT), nouvelle mouture des CHSCT mais selon Sud Rail, le nombre de représentants de personnel a diminué de 85 % au sein du groupe ferroviaire. Anthony Auguste, agent d'équipe itinérant, représentant de proximité depuis 2018 et militant au sein du syndicat confirme : « La réforme des IRP a été une grosse attaque. On a moins de délégués par agent, donc c'est beaucoup plus difficile de faire remonter les informations du terrain et mener des actions. De plus, les périmètres des CSE posent problème : il y en a un qui fait toute la côte ouest ! » Sophie Béroud abonde : « Les nouveaux représentants de proximité sont loin de faire tout ce que faisaient auparavant les délégués du personnel et ils ne sont présents que dans les structures où un accord d'entreprise le prévoit. De plus, le degré de technicité du CSE accapare complètement les élus. » Pour elle, le mouvement social lancé en décembre 2022 par le Collectif national ASCT (Agents du service commercial trains), organisé hors des radars des syndicats du rail, n'est probablement pas sans lien avec cette situation.
« Construire des grèves sur son lieu de travail est devenu très complexe. L'individualisation des horaires, des salaires et des primes fragmente, et parfois oppose, les salariés entre eux. » Sophie Béroud, professeure de science politique à l'université Lumière Lyon-2
Stratégie payante
Bien que semée d'embûches, Alexis Antonioli de la raffinerie de Normandie reste convaincu de sa stratégie : « Les effets de nos grèves se voient systématiquement sur la façon dont la direction va gérer et écouter nos demandes, elle est plus prudente après un mouvement. D'ailleurs, on peut voir la différence d'un site Total à l'autre : dans ceux où il y a des accords signés par les syndicats sans appel à la grève et sans mobilisation massive, les conditions salariales sont pires. » Deux récentes études de la Dares abondent en son sens. Dans Tensions et conflits du travail dans les établissements français depuis les années 2000 publiée en 2021, une équipe de chercheurs établit qu'en matière de salaires, « la mobilisation et la syndicalisation sur les lieux de travail semblent payer, en modifiant les décisions que prennent les directions et l'issue des négociations salariales. » Dans La négociation collective d'entreprise en 2020, publiée en 2022, la Dares montre, cette fois, que les entreprises touchées par un conflit social sont plus susceptibles d'entrer en négociation que celles où règne la paix sociale (15 % contre 70 %). Plus intéressant, parmi la palettes des actions à la disposition des travailleurs (rassemblements, pétitions…) la grève s'avère la plus efficace : alors que 59,3 % des entreprises touchées par une forme de conflictualité ont été amenées à signer des accords, le pourcentage grimpe à 62,8 % en cas de grève, le chiffre tombe à 12,7 % en l'absence de conflit.
Bien sûr, toutes les grèves ne peuvent être victorieuses. Au SIVOM, syndicat des déchets à Varennes-Jarcy (91), dans l'agitation du mouvement contre la réforme des retraites, une grève débute le 30 mars 2023 pour réclamer, entre autres, l'augmentation des salaires et des primes, des équipements plus adaptés, et la reconnaissance de la pénibilité. Durant un mois, une trentaine de grévistes tiennent le piquet. En vain : la direction refuse d'accéder à leurs demandes. Malgré le soutien d'une large partie des habitants, d'une caisse de grève récoltant jusqu'à 50 000 euros, la fin du mouvement est voté en assemblée générale. Aucun protocole de fin de conflit n'est signé. « La seule chose que l'on nous a concédée, c'est l'augmentation d'une prime, et encore, pas pour les grévistes », s'en émeut encore Amine Becharef, secrétaire général FO au sein du SIVOM. Malgré tout, le conducteur ne regrette rien : « Cela a permis aux collègues de se rencontrer et de créer une solidarité magnifique. On a échangé avec de très nombreux syndicalistes, politiques, militants, venus nous soutenir sur le piquet de grève. On a tellement appris… C'est bien plus précieux que de l'argent. » Surtout, l'interruption du travail a permis de prendre le temps de se pencher sur les fiches de paie, les contrats de travail, les cotisations retraite… et de repérer de sérieuses irrégularités. Ensemble, les salariés ont donc déposé un recours devant le tribunal administratif pour faire valoir leurs droits. Toujours, la lutte paie.
Article à retrouver dans le numéro #06 « Travail : reprendre la main » de la revue la Vie Ouvrière.