Management à la française : le goût des pyramides
Mis au service de la maximisation des profits, le management hiérarchique hérité du taylorisme continue d’imposer sa verticalité et sa rigidité dans la plupart des... Lire la suite
Les bureaux partagés sont en plein essor en France. Dans certains d'entre eux, nulle prestation haut de gamme mais l'ambition de créer du lien et de contrer les effets délétères de l'ubérisation du travail. Direction Casaco, espace de coworking situé à Malakoff, en région parisienne. Un article paru dans le numéro 11 de la Vie Ouvrière consacré à l’entreprise.
Sur le tableau noir posé devant le 6, avenue Jean-Jaurès à Malakoff (Hauts-de-Seine), une joyeuse adresse aux visiteurs du lieu : « Bienvenue à Casaco ! ». Derrière la porte blanche, un espace de coworking de 460 mètres carrés se déploie sur quatre niveaux. L'ancienne usine transformée en garage, puis en cabinet d'architectes, est devenue, il y a dix ans, l'un de ces espaces en vogue où poser son ordinateur à la journée, au mois ou à l'année avec boissons chaudes à volonté, réception possible de colis et impressions raisonnées. Cependant, Casaco (contraction de casa, la maison, et de co pour coopératif) revendique d'être bien plus qu'un espace où chacun besogne dans son coin. « C'est un tiers-lieu , qui porte une vision politique loin d'être partagée par tout le monde, affirme Corentin Gombert, 30 ans, chercheur en gestion et dynamique des organisations à l'École nationale supérieure des Mines de Paris, également membre du conseil d'administration de Casaco. Son objectif est d'essayer de réduire les impacts négatifs sur les personnes de l'ubérisation actuelle du travail, qu'elle soit souhaitée ou pas. Sans un espace comme le nôtre, il manquerait aux travailleurs indépendants ou isolés ce lien social qui change tout dans le travail. Les personnes restent indépendantes, mais voisinent avec des collègues. »
En cette matinée de la fin juillet, les coworkers arrivent peu à peu au rez-de-chaussée de Casaco. Près de l'îlot destiné aux collations et aux repas, des mugs et des tasses sont accrochés à un mur couloir ardoise. Au-dessus, une ribambelle de prénoms et de noms : Rémi, Simon et Élodie, Gillou, la famille Chermeux… Ce sont celles et ceux qui ont contribué à la campagne initiale de crowdfunding lancée en 2014 pour rénover les murs. « Votre soutien à jamais gravé à l'entrée de l'espace ! », vantait la page d'accueil de la plateforme en ligne. En fait, « il faudra que l'on change ça, parce que les nouveaux arrivants pensent que les mugs sont réservés », explique Alexandre Guy, 43 ans, accompagné de Sulky, sympathique beagle tenue en laisse. Vidéaste, il possède une petite agence de communication avec son frère graphiste. « Au début, nous avons travaillé chacun chez soi. Mais j'étais très peu productif. Je lançais la machine ou je nettoyais le plan de travail de la cuisine. Ensuite, je me faisais un café parce qu'il faut bien faire une pause ! », conclut-il en riant. Par la suite, l'agence a partagé des bureaux avec des clients et des partenaires. Est venu un moment où les différentes équipes se sont senties à l'étroit. Alexandre découvre alors Casaco, avant même son ouverture. « Les fondateurs ont d'abord voulu créer une communauté, explique-t-il. Cela me convient, car j'ai besoin de beaucoup d'interactions sociales. J'aime discuter pour découvrir comment vivent les autres ou quels sont leurs goûts. Par ailleurs, quand vient le moment où je bloque sur des voix off ou que je sature à force de rédiger des devis, parler d'autre chose ou échanger sur le problème que je rencontre avec d'autres membres me permet souvent de trouver la solution. Ensuite, je suis prêt à travailler longtemps de manière concentrée. »
On s'attend peu à entendre parler d'exoplanètes ou de sismomètre martien dans un espace de coworking. Et pourtant… Nicolas Lautié, astrophysicien, est salarié d'une PME toulousaine qui travaille avec des laboratoires de recherche spatiale, des agences spatiales et des industriels fabriquant des outils liés à l'espace. « Cette entreprise avait initialement besoin d'un salarié à Paris, raconte le quinquagénaire. Au début, j'ai surtout travaillé dans des laboratoires français. Les projets achevés, j'ai cherché un bureau. Il n'était pas question de déménager à Toulouse puisque j'avais construit ma vie ici. » En 2016, il pousse la porte de Casaco. « Une impression de sympathie se dégageait du lieu, se souvient-il. J'ai parfois évolué dans des labos silencieux où chacun bosse dans son bureau fermé et je n'ai pas tellement aimé. Travailler dans un lieu vivant, un peu bruyant parfois, me stimule. »
Travailler plus grâce au coworking ? David Ekchajzer, 25 ans, co-fondateur de Hubblo, une entreprise de six personnes travaillant sur les impacts environnementaux du numérique, fait la moue. « Je ne suis pas hyperproductif à Casaco, reconnaît-il. J'évite même de venir quand j'ai beaucoup de boulot parce que j'ai tendance à abattre plus de travail chez moi. Mais c'est hyper important de simplement croiser d'autres personnes ou d'aller manger au restaurant indien d'à côté. C'est comme avoir des collègues, mais sans les mauvais côtés, parce qu'on n'est pas obligé de bosser ensemble. » Emma Faure, chargée de mission pour le Collectif des épiceries sociales et solidaires d'Île-de-France (CESS-IDF), apprécie, elle aussi, cette collégialité sans pression. « On n'est pas obligé de toujours manger avec les autres, explique la jeune femme de 27 ans. Il existe suffisamment d'espaces pour que chacun puisse s'isoler s'il n'a pas l'énergie de discuter. Dans un espace de coworking, la difficulté reste de vivre ensemble. Je ne suis pas très douée pour retenir les prénoms, par exemple. Certains se demandent tout le temps où sont les pastilles pour le lave-vaisselle. » À d'autres, il faut rappeler que le réfrigérateur est lui aussi une sphère partagée. Sur sa porte, un petit mot en guise d'avertissement : « Mets ton prénom sur ton plat, sinon le grand méchant loup le mangera, tralala… »
Cette tribu d'une centaine de membres est encouragée à mutualiser connaissances et outils, et à travailler de concert lorsque la situation s'y prête. David a beau ne pas se remémorer le prénom d'Alexandre, il se souvient que leurs deux sociétés, Hubblo et Sinok, ont collaboré pour remporter un appel à projets de l'Ademe (agence de la transition écologique, NDLR). Les animations organisées par les membres de Casaco vont dans le sens de ces synergies. Une fois par mois, pour découvrir une astuce ou un outil qui facilite la vie professionnelle, ce sont les 15 minutes des « Tip's Chrono ». Des sessions de mentorat pair à pair 4 sont également prévues. Enfin, « les Mardis », temps fort de la semaine ouvert à tous les coworkers. Ils se retrouvent sur les canapés du salon pour partager une expérience professionnelle, un parcours de vie ou découvrir une action locale ou une structure d'économie sociale et solidaire. L'année dernière, Sophie Benazeth, 48 ans, coordinatrice du CESS-IDF, évoquait devant un parterre de coworkers les enjeux d'une consommation responsable et les personnes victimes de précarité alimentaire. « Ici, je trouve un mélange de compétences et de diversité qui démultiplie la richesse de nos expériences », constate celle qui a travaillé jusqu'en 2018 en entreprise privée, avant de se reconvertir.
Pour Hippolyte Genest, 31 ans, responsable de médias sociaux, travailler où il le souhaitait était une condition sine qua non. Il ne se rend chez son employeur, à Montpellier, que cinq jours par an. Le reste du temps, il remplit ses fonctions à Malakoff – local payé par l'entreprise – mais peut aussi partir, au gré de ses envies, en Haute-Savoie ou sur l'île d'Oléron. « Je suis en phase avec l'esprit convivial et coopératif du lieu, affirme-t-il. Et j'aime discuter avec des personnes d'autres horizons. Mais je manque de temps pour assister aux animations. J'ai fini par décrocher des Mardis de Casaco. » Nicolas Lautié constate que « beaucoup de personnes se cherchent en arrivant ici. Travailler dans cet espace leur permet de faire germer des projets en discutant avec d'autres personnes. Parfois, il n'en sort rien, mais cela leur donne un nouveau souffle pour voguer vers de nouvelles aventures. Je ne suis pas en train de dire que le coworking permet de créer des start-up à la pelle ! Ce n'est pas le but. Même si, Yuka, une application aujourd'hui très utilisée, qui permet de scanner produits alimentaires et cosmétiques pour décrypter leur composition et leurs éventuels impacts sur la santé, est née dans les murs de Casaco. » Yinan Chai, graphiste et illustratrice pour des livres jeunesse, aimerait bien trouver un CDI. « Comme je suis étrangère, un contrat me permettrait de mieux comprendre l'environnement du travail en France. Mais je n'ai pas réussi pour le moment car le secteur est hyperconcurrentiel. » En attendant, cette jeune femme de 34 ans a trouvé dans les bureaux partagés de Casaco un remède à certaines de ces inquiétudes. « Quand je suis à la maison et qu'on me propose des projets en free-lance, je me dis “Est-ce que je suis capable de le faire ?”, détaille-t-elle. Le fait d'avoir un bureau m'aide à considérer que j'ai ma propre entreprise et que je suis bien une professionnelle. Quand je vois d'autres coworkers, je me dis aussi que je ne suis pas seule à me battre pour ma carrière. C'est important, parce que, parfois, on se trouve la plus misérable du monde quand on est seule chez soi ! » La dimension sociale du coworking est un aspect important dans l'expérience de Yinan Chai. « On prend soin les uns des autres ici, estime-t-elle. J'y ai trouvé une grande force et une sécurité intérieure. Et que les gens fassent des métiers autres que le mien et pensent différemment, c'est trop cool. Ça m'a ouvert l'esprit. »
Le télétravail a beau être bien plus fréquent depuis l'épidémie de Covid, il n'apparaît pas toujours comme la panacée, devant s'articuler entre travail, vie de famille et vie personnelle. Muleine Su Lim, 40 ans, précédemment salariée d'une entreprise de publicité personnalisée, a connu l'époque où le travail à domicile était marginal, soumis au bon vouloir des managers. Devenue entrepreneuse, le Covid l'a contrainte à un télétravail exclusif. Depuis qu'elle s'est reconvertie en coach professionnelle certifiée et facilitatrice dans l'équipe de Hubblo, elle panache avec plaisir trois journées de travail chez elle et deux journées de coworking. « Il y a des avantages liés au télétravail que chacun de nous souhaite garder, explicite-t-elle. Nous nous octroyons le confort de pouvoir être “focus” à la maison. Mais le résultat potentiel, c'est d'avoir parcouru seulement cinq mètres dans la journée, ce qui n'est pas terrible pour la santé. Le fait de venir à vélo à Casaco me fait du bien. C'est comme de la méditation en mouvement, qui permet ensuite de se concentrer. J'ai bien conscience que c'est un privilège de pouvoir fonctionner ainsi. L'équipe se demande tout de même s'il serait pertinent de louer un bureau à l'année. Mais, honnêtement, l'aspect financier est un frein. » Travailler en coworking a un coût non négligeable, bien que très variable en fonction des enseignes. À Paris, selon les données d'Ubiq 5, la plateforme des bureaux flexibles, le tarif en 2023 était en moyenne de 400 euros par mois en open space et de 721 euros par mois pour un bureau fermé. C'est évidemment un frein à la mixité sociale. « Nous rencontrons des difficultés à toucher les publics fragiles et précaires, reconnaît Corentin Gombert. Nous avons mis en place un dispositif qui leur est destiné. Tout au long de l'année, nous proposons un mois gratuit d'accès aux services de Casaco à des porteurs de projet ou à des travailleurs indépendants. Mais il faut aller les chercher car ils ne viennent pas à nous. C'est une déception par rapport à notre projet puisque l'idée était aussi de réparer les personnes abîmées par le monde du travail. » Conjuguer espace de coworking et projet politique n'a rien de simple. « Une fois que les subventions des premières années se tarissent, on doit toujours courir après des financements pour maintenir l'équilibre », souligne Corentin Gombert. Après avoir bénéficié de loyer modéré lorsque la commune était propriétaire des lieux, la société coopérative d'intérêt collectif (SCIC) Casaco s'est endettée pour racheter le bâtiment. « La priorité, ça reste l'ouverture et l'accessibilité, confirme le vidéaste Alexandre Guy. Si les contraintes économiques devaient restreindre cette ambition, ça n'en vaudrait plus la peine. »
Pour l'heure, le travail partagé continue de se conjuguer avec la vie de la cité. Dans quelques heures, le documentaire Représenter, signé Jonathan Boissinot et Julian Blum, sera projeté dans le salon. Il retrace le parcours de Mamadou et Marie-Pierre, inscrits à l'École de l'Engagement, une structure destinée à former les classes populaires à la politique. Suivra une discussion intitulée « Comment impliquer les “simples citoyens” dans la politique ? ». Une préoccupation qui fait écho à celles des membres de la tribu. Les 12 et 13 juin derniers, ils signaient une tribune des entreprises et organisations de l'économie sociale et solidaire appelant à contrer l'extrême droite. « Nous avons laissé une semaine aux membres ne souhaitant pas s'associer à la démarche pour se manifester, précise Corentin Gombert. Personne ne s'y est opposé. » La projection et le débat sont gratuits et accessibles à tous, animaux compris. Sulky, la beagle d'Alexandre, appréciera.
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