Le Paris ouvrier
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CHRONOLOGIE
1791
La loi Le Chapelier proscrit les organisations ouvrières.
Juillet 1830
Trois journées d'insurrection mettent fin à la Restauration.
1831
L'Archevêché de Paris est détruit, des émeutes éclatent rue Saint-Denis.
1832
Terrible épidémie de choléra et insurrection républicaine.
12 mai 1839
Journée d'émeute à Paris.
1845
Grève des ouvriers charpentiers pour des augmentations de salaire.
Février 1848
Journées révolutionnaires et proclamation de la IIe République.
10 décembre 1848
Louis-Napoléon Bonaparte élu président de la République.
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«C'est bien l'endroit le plus puant qui existe dans le monde entier. Là est une juridiction qu'on nomme le Grand-Châtelet ; puis des voûtes sombres et l'embarras d'un sale marché ; ensuite un lieu où l'on dépose tous les cadavres pourris, trouvés dans la rivière, ou assassinés aux environs de la ville. » C'est peu dire que l'écrivain Louis-Sébastien Mercier, dans son Tableau de Paris, paru en 1782, livre une vision bien noire du Paris populaire. Il en sera de même après la Révolution de 1789, de la part des hygiénistes et nombre d'hommes politiques, d'autant qu'une terrible épidémie de choléra, en février 1832 (18 000 morts), frappe plus fortement les quartiers populaires ; les classes laborieuses sont perçues comme dangereuses.
Rue de Biävre
Après la révolution de juillet 1830 – trois journées d'insurrection qui amènent la chute de Charles X, mettent fin à la Restauration et instaurent la monarchie de Juillet, avec le règne de Louis-Philippe Ier –, les ouvriers, qui ont activement participé aux combats, revendiquent le droit à une véritable citoyenneté. S'ils se sentent trahis par la victoire confisquée par la bourgeoisie, ils rêvent d'une République démocratique et sociale, se battent âprement pour la voir éclore, mais aussi imaginent des nouvelles formes d'organisation du travail. Comme le résume l'historien Maurizio Gribaudi, qui signe avec Paris, ville ouvrière. Une histoire occultée (1789-1848) une remarquable étude (voir encadré), « au cours de la première moitié du siècle, Paris ne connaît pas uniquement un énorme bouleversement urbain et démographique, mais il est aussi le témoin de la naissance d'une culture politique ouvrière qui s'exprime entre l'horizon des utopies et celui de l'associationnisme militant. »
DES OUVRIERS EN GOGUETTE
Pour la plupart analphabètes, c'est par le chant que les ouvriers multiplient les critiques au sein des goguettes qui se déploient dans les quartiers populaires dès la Restauration. On en compte une cinquantaine à la fin des années 1820 et entre 100 à 500, fin 1840. Phénomène devenu majeur, il inquiète les autorités. Comme le rapporte Claude Duneton (1), le préfet de police de Paris s'en inquiète en 1827 auprès du ministre de l'Intérieur, déclarant que ces goguettes « sont d'autant plus dangereuses que l'on n'y chante habituellement que les chansons de Béranger ou d'autres […], elles ne peuvent qu'y propager des doctrines pernicieuses, et y entretenir les dispositions les plus contraires à l'ordre public ». D'autant que nombre d'entre elles rassemblent des membres d'une même profession : les ouvriers imprimeurs de la Petite Goguette, les ferblantiers de L'Anacréon ou les cordonniers et tailleurs des Joyeux amis du plaisir. Au cœur de la ville ouvrière, chez les marchands de vin ou les gargotiers, les chansons ne sont pas que grivoises, elles véhiculent aussi une critique sociale.
Si la loi Le Chapelier du 14 juin 1791 proscrit les organisations ouvrières, les Sociétés de secours mutuels vont se développer au début du XIXe siècle dans tous les corps de métiers. Et, peu à peu, elles ne se limitent plus à la simple fonction d'assistance ; elles deviennent des véritables caisses de résonance du malaise ouvrier.
UNE CULTURE
POLITIQUE OUVRIÈRE QUI S'EXPRIME ENTRE L'HORIZON DES
UTOPIES ET CELUI DE L'ASSOCIATIONNISME MILITANT
Le peuple à la caserne des gendarme de la rue St Denis (29 juillet 1830)
ASSOCIATIONS ET RÉPRESSION
Peu à peu dans ces lieux de sociabilité, l'idée d'association voit le jour et avec elle, la volonté de repenser l'organisation du travail. D'âpres luttes se multiplient entre 1830 et 1835 : en février 1831, des émeutiers détruisent l'Archevêché de Paris, en juin, des émeutes éclatent rue Saint-Denis.
En 1832 comme en 1834, des insurrections républicaines se déploient dans le centre de la ville. Voilà pour les événements les plus marquants, mais la colère gronde chaque jour dans les coalitions, les « promenades » et les pétitions pour de meilleurs salaires et conditions de travail. Comme le rappelle Maurizio Gribaudi, l'approfondissement de la question associative s'illustre dans les luttes que mènent ouvriers tailleurs, cordonniers et typographes à l'automne 1833.
Chez les tailleurs, plusieurs milliers d'ouvriers revendiquent des augmentations de salaire mais aussi « la possibilité d'être pleins maîtres sur les modalités de leur travail ». Le texte du tailleur Alphonse Grillon est on ne peut plus explicite en la matière : « Unissons-nous pour resserrer les liens de la fraternité, pour fournir des secours aux plus nécessiteux d'entre nous, pour fixer enfin nous-mêmes le maximum de la durée du travail et le minimum du prix de la journée ». Les tailleurs entendent priver de main-d'œuvre les maîtres qui refusent de négocier et décident de créer un atelier autonome de production rue Saint-Honoré. La répression sera féroce : Grignon est condamné à cinq ans de prison pour « coalition », deux tailleurs à trois ans et trois autres à trois mois de prison.
CONTRE LES INTERMÉDIAIRES
Après quelques années d'accalmie, à partir des années 1840, les revendications ouvrières reviennent en force. En ligne de mire, notamment, la multiplication des intermédiaires qui réduisaient les salaires. « Dans la plupart des corps de métiers, explique Maurizio Gribaudi, les maîtres propriétaires avaient pris l'habitude de donner en sous-traitance une partie du travail à des tâcherons, ouvriers de confiance qui, après avoir convenu d'un prix global, le faisaient exécuter par d'autres ouvriers qu'ils embauchaient et dirigeaient sous leur responsabilité. » Résultat : les salaires étaient diminués pour payer et le maître et le tâcheron. De même, les embauches se faisaient via des « bureaux de placement », sortes d'agences intérimaires.
Les grèves comme les assemblées publiques se multiplient pour remettre en cause l'organisation du travail et exiger de contrôler directement les formes et les prix du travail. Des revendications appuyées par une connaissance fine des ouvriers qui, dans le cadre de la fabrique collective, connaissent parfaitement les coûts des matières premières, les temps de travail nécessaires pour les différentes phases de transformation comme les coûts de distribution et des prix de vente.
Ainsi, avant que la Révolution de février 1848 ne soit fortement réprimée en juin et que Louis Napoléon Bonaparte ne prenne les rênes du pouvoir, une véritable République démocratique et sociale est pensée et expérimentée dans ce Paris populaire qui, loin de l'image bien sombre véhiculée alors, pétille d'une modernité ouvrière exceptionnelle.
(1) Claude Duneton et Emmanuelle Bigot, Histoire de la chanson française, éd. Le Seuil, 1998.
EN SAVOIR +
Modernité ouvrière
L'historien Maurizio Gribaudi, directeur d'études à l'EHESS, auteur notamment, avec Michèle Riot-Sarcey, de 1848, la révolution oubliée (La Découverte 2008), signe, avec Paris, ville ouvrière. Une histoire occultée (1789-1848), une étude passionnante. S'appuyant sur des archives peu exploitées voire inédites, il nous immerge dans le Paris populaire du centre-ville et les nombreux combats menés dans les ateliers et fabriques par les tailleurs, maçons, cordonniers, charpentiers ou serruriers tout au long de la première moitié du XIXe siècle. Étudiant la vision des édiles, écrivains et hygiénistes sur un Paris misérable, il en prend le contre-pied en nous montrant, cartes à l'appui, l'extraordinaire bouillonnement que connut ce Paris ouvrier.
Dans un contexte d'essor démographique et économique sans précédent, il nous dépeint par le menu les nouvelles formes de sociabilité (goguettes, sociétés de secours), d'organisations (coalitions, associations) mais aussi les riches réflexions à l'œuvre pour penser la République démocratique et sociale. Une maturation politique qui ne vient pas des responsables politiques – l'historien revient sur les rapports qu'entretiennent le mouvement républicain et le monde ouvrier – mais des expériences concrètes des formes de travail. Au final, Maurizio Gribaudi nous décrit cette « montée en politique » des ouvriers parisiens. Un formidable élan qui, bien que brisé, laissera des traces indélébiles.
Paris, ville ouvrière.
Une histoire occultée
(1789-1848),
de Maurizio Gribaudi, éd.
La Découverte,
448 p., 29 euros.
Paris le peuple, XVIIIe-XXe siècles,
sous la direction de Jean-Louis Robert et Danielle Tartakowsky, Publications de la Sorbonne, 1999.