Détachés de tous les pays…
«Travail dissimulé par dissimulation de salariés et d'activité, prêt illicite de main-d'œuvre et marchandage. » Tels sont les chefs d'accusation retenus contre Bouygues TP, et notamment deux de ses sous-traitants – Atlanco, basé à Chypre, Elco, basé en Roumanie – qui devaient comparaître devant le tribunal correctionnel de Cherbourg du 21 au 23 octobre pour avoir fait travailler dans des conditions illégales 460 travailleurs détachés polonais et roumains sur le chantier du réacteur nucléaire EPR à Flamanville entre juin 2008 et octobre 2012.
Les peines maximales encourues sont des amendes allant jusqu'à 225 000 euros. Mais l'Urssaf entend réclamer « une somme qui pourrait représenter plusieurs millions d'euros » au titre des cotisations sociales non payées et les impôts entendent suivre.
CONQUÉRIR DES DROITS POUR DES SALARIÉS QUI N'EN ONT PAS
PERMET
DE GARANTIR LES DROITS DE CEUX QUI EN ONT ENCORE QUELQUES-UNS
C'est une des premières fois qu'un donneur d'ordre serait à la barre, la sous-traitance en cascade brouillant habituellement les pistes jusqu'à sa responsabilité. Le procès a été ajourné. L'affaire est tristement emblématique de la logique libérale et ultra-concurrentielle au cœur de la mondialisation d'aujourd'hui. Souvent dans l'ombre, les travailleurs détachés sont pourtant de plus en plus nombreux. Selon les chiffres officiels, ils étaient environ 170 000 en 2012. La réalité serait plus proche des 400 000 travailleurs… Ici et là, sur le terrain, des syndicats et des UD sont de plus en plus souvent confrontés à des situations complexes.
La journée d'étude « Travailler ici aux conditions sociales d'ici », organisée au siège de la CGT le 8 octobre dernier – dans le cadre de la journée internationale pour le travail décent –, visait à décrypter le phénomène, en comprendre les enjeux et proposer une politique revendicative cohérente. Pour défendre les droits de ces salariés – et ce faisant, défendre les droits de tous les salariés.
LE MONTAGE EXOTIQUE
C'est Alstom qui avait ouvert la danse, en 2001, avec son « montage exotique ». À la tête des chantiers de l'Atlantique de Saint-Nazaire, la direction avait envoyé une note bien nommée à ses managers les informant d'un projet d'« apport de main-d'œuvre en provenance de pays à faibles coûts » pour optimiser les coûts de construction du Queen Mary II et, à terme, réduire de 30 % les coûts de tous les navires de croisière.
La consultation allait jusqu'à demander le taux horaire ou journalier à partir duquel l'option devenait rentable. Pour la première fois, un grand groupe avait ouvertement recours à des salariés issus de pays « low cost » pour exécuter en France une commande non délocalisable. Aujourd'hui, les travailleurs détachés sont présents un peu partout dans l'intérim (toutes les branches), le BTP, la restauration, l'agriculture, le transport…
Les détachements intragroupes prennent de l'ampleur, les entreprises transnationales pratiquent les échanges de personnel quotidiennement, sans que cela soit visible. Mais, elles n'ont plus l'exclusivité. « Il n'est plus rare de voir des collectivités territoriales ou des établissements publics faire appel aux travailleurs détachés. Ce qui n'est pas gênant en soi, martèle Francine Blanche, en charge du dossier à la CGT. Mais ils doivent être payés correctement avec des conditions de travail et des cotisations sociales équivalentes »
MULTISECTORIEL
Si l'effet d'aubaine offert par les contrats des travailleurs détachés, parce qu'ils « coûtent » moins cher à l'employeur bénéficiaire, intéresse globalement tous les patrons cherchant à faire baisser le coût du travail, certaines professions sont particulièrement concernées. « Par nature, les activités du spectacle sont nomades et internationales, la moitié des heures de tournage d'Île-de-France sont d'ailleurs le fait de productions étrangères, précise Denis Gravouil, secrétaire général de la CGT spectacle. Mais comment permettre les collaborations artistiques sans tomber dans le dumping social ? » Et de citer la superproduction française Astérix et Obélix : au service de sa majesté, tourné en 2012, avec 62 millions d'euros. « Rien de ce petit village gaulois ne s'est tourné en France, mais en Irlande, en Belgique, au Luxembourg pour l'optimisation fiscale et en Hongrie pour la participation de figurants payés 3 euros par jour ».
LES MARINS ET LES PILOTES AUSSI
Même vécu pour les marins qui, marquant leur solidarité avec les pilotes grévistes d'Air France en lutte contre la création d'une filiale low-cost au Portugal à cette période, dénoncent les dérives du secteur aérien qu'ils connaissent déjà dans le maritime. À ce titre, ils revendiquent « la lutte contre les pavillons de complaisance qui permettent aux armateurs de se placer sous la juridiction de pays très peu contraignants en matière de fiscalité, de sécurité et de conditions de travail des équipages », explique Jean-Pierre Chateil, secrétaire général de la fédération des officiers CGT.
Particulièrement dangereux et couvert par un système de protection sociale adapté (PROBTP), qui suppose des surcotisations au titre d'accidents du travail, le secteur de la construction est grand consommateur du travail détaché qui échappe à cette obligation. « Les ouvriers qui partent sont remplacés par des travailleurs détachés à travers des prestataires et des salariés venus d'autres pays, explique Gilles Letort, secrétaire fédéral de la fédération CGT de la construction (FNSCBA). Le risque de la pénibilité lié à nos professions, par exemple, est balayé en étant reporté sur eux qui n'ont droit à rien. »
« Le syndicalisme européen et international a du retard par rapport au patronat, reconnaît Francine Blanche. Mais des luttes se mènent, qui construisent pas à pas l'unité des salariés pour leurs droits (voir encadrés luttes gagnantes). » Et de conclure : « Nous le savons bien : conquérir des droits pour des salariés qui n'en ont pas permet de garantir les droits de ceux qui en ont encore quelques-uns. »