Une semaine après les attentats à «Charlie Hebdo», «La fabrique de l'Histoire», sur France Culture, conviait une quinzaine d'historiens et de sociologues pour nous éclairer sur l'histoire longue de la République française. Une série d'émissions précieuses retranscrites dans un ouvrage qui vient de paraître, dont nous publions un extrait.
«1905-2015, comment en sommes-nous arrivés là ?» Encore sous le choc des attentats qui venaient d'avoir lieu, en quête de réflexions, la série d'émissions de «La fabrique de l'Histoire» de janvier fut des plus précieuses. Chaque matin, durant une semaine, trois chercheurs se succédaient au micro d'Emmanuel Laurentin pour éclairer l'histoire de notre République, de ses promesses et de ses impasses.
Comment cette dernière, depuis 1880, a-t-elle essuyé des contestations? Que s'est-il passé depuis la décolonisation jusqu'à la fin des années 1980, quand la France s'est mise à rêver d’une République métissée? Pourquoi les forces sociales et politiques se sont-elles montrées aussi surprises de voir revenir, dans les années 1980-1990, des religions dont on pensait que la modernisation et la laïcisation allaient les faire disparaître de l'espace public? Pourquoi la question de l’identité nationale a-t-elle resurgi dans le débat public depuis une quinzaine d’années? Autant de questions et d'éclairages pour tenter de comprendre comment les assassinats récents s'inscrivent dans l'histoire d'une République fragile.
On retrouve, aujourd'hui, les interventions des historiens et sociologues(1) dans un livre coédité par France Culture et Fayard. Nous publions ci-après un extrait de l'intervention de l'historien Émile Chabal(2), dont les travaux portent sur la politique française depuis les années 1970 et l'héritage post-colonial en France.
Après l'empire :
les idéaux politiques face aux nouvelles réalités sociales 1970-2000
(intervention de l’historien Émile Chabal)
«
On a beaucoup dénoncé le silence autour de la guerre d'Algérie et de la décolonisation de l'empire colonial français. Les choses ne sont pas aussi claires. Il y a eu, en effet, un silence autour des faits de la décolonisation – la torture pendant la guerre d'Algérie, par exemple –, mais il suffit d'y regarder de plus près pour constater qu'une anxiété post-coloniale plane au-dessus du renouveau républicain des années 1980. À cette époque, et notamment autour de l'affaire du foulard, toute une génération de nouveaux républicains – des penseurs comme Alain Finkielkraut et Régis Debray, ou des hommes politiques comme Jean-Pierre Chevènement – reconstruisent un modèle républicain pour une France infiltrée par les questions post-coloniales […]. Il faut savoir que le dernier grand choc, la dernière grande contestation du modèle républicain, a été, en 1962, l'indépendance de l'Algérie et la fin de la guerre d'Algérie. L'historien Todd Shepard montre bien que c'est à cette époque-là que l'État français se racialise et s'homogénéise. Il faut repenser l'État, le territoire et la citoyenneté avec la fin de l'empire colonial français. Or, cela devient de plus en plus difficile après 1962.
Le modèle républicain des années 1980 et 1990 se veut une réponse à cette tension. Il cherche à reconstruire l'unité nationale. Mais l'héritage de la décolonisation reste trop présent. C'est pour cette raison que l'homogénéisation qui a suivi la fin de la guerre d'Algérie sera contestée par de multiples mouvements politiques – on pense à la «Marche des beurs» de 1983, mais aussi aux revendications identitaires de la communauté pied-noir et aux débuts de l'intégrisme musulman dans les années 1990. Ce sont ces revendications que la société française post-Trente Glorieuses a tant de mal à intégrer. Ceux qui, dans les années 1980 et 1990, essaient de construire une nouvelle idée républicaine sont à la recherche d'une stabilité et d'une unité qui n'existent plus. Ils cherchent, en vain, à revenir aux origines, à la fin du XIXe siècle, à une sorte de République heureuse et glorieuse.
Aujourd'hui, les tensions liées à l'intégration des musulmans sont provisoires. Il ne faut pas dramatiser la situation des musulmans français. Nous n'avons bien sûr aucune statistique officielle pour nous permettre de recenser cette population, mais les sondages qui ont été faits auprès de la population musulmane en France montrent que les musulmans français sont plus attachés à leur pays que les populations musulmanes ailleurs en Europe, par exemple en Grande-Bretagne. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a aucun problème – il y a des problèmes de société, des problèmes d'intégration socio-économique et, surtout, d'intégration politique, c'est-à-dire de visibilité politique de ce que l'on appellerait dans le monde anglo-saxon les «minorités ethniques».
On rejoint Gérard Noiriel lorsqu'il dit qu'il y a trop de gens qui croient aux promesses de la République qui ne sont pas toujours tenues. Mais cela fait partie de l'idéal républicain. La République dépasse le possible, elle est toujours en construction, juste au-delà de l'horizon. Le problème principal est l'écart entre la vision utopique d'un républicanisme accompli et la réalité vécue des acteurs, même de ceux qui se réclament du modèle républicain. Sur le terrain – j'ai fait des travaux sur la ville de Montpellier depuis 1962 – on voit que l'intégration de la population musulmane est possible, aussi bien que l'intégration des populations pied-noir, juive, protestante, homosexuelle. Malgré la pression d'un modèle républicain qui ne «voit» pas les minorités, elles sont tout à fait présentes dans l'espace politique municipal et dans la vie de la ville. Des accommodements ont été faits, des revendications ont été reconnues. Un certain multiculturalisme existe. C'est l'idéal républicain qui nous empêche d'en parler : au lieu de se tourner vers la réalité, on se focalise sur une idée mythique d'unité nationale qui persiste dans la culture politique française.
989 est une année cruciale : c'est l'année de l'effondrement du Mur, celle de l'affaire du foulard, et c'est le bicentenaire de la Révolution française. Trois événements qui vont remettre en cause la politique française et, par conséquent, le modèle républicain. Après 1989, on remarque le durcissement de certains discours post coloniaux autour des «immigrés» ou de la «guerre des mémoires». Et on sent un très grand malaise à gauche, car les militants ne savent pas comment entretenir leurs espoirs politiques dans un monde post-marxiste. Une autre dimension de l'après-1989 va également influencer le débat autour du modèle républicain en France : la politique des «identités». […] Malheureusement, à l'heure actuelle, le modèle républicain a beaucoup de mal à accepter comme légitime ce militantisme identitaire. Or, il existe. C'est là une des impasses les plus critiques du républicanisme français. Il faut savoir protéger le vivre-ensemble tout en intégrant les revendications identitaires. Pour ce faire, il faut de l'imagination et pas seulement des discours enchanteurs.
»
(1) Avec les textes d’Émile Chabal, Martine Cohen, Jean-Philippe Dedieu, Gilles Ferragu, Nancy L. Green, Nacira Guénif, Abdellali Hajjat, Arnaud-Dominique Houte, Ivan Jablonka, Gérard Noiriel, Michaël Prazan, Carole Reynaud-Paligot, Karine Salomé, Jean-Louis Schlegel, Benjamin Stora et Thomas Wieder.
(2) Enseignant-chercheur en histoire contemporaine à l’université d’Édimbourg en Écosse.
Histoire d’une République fragile. 1905-2015,
sous la direction d'Emmanuel Laurentin.
France Culture/Fayard,
216 pages,
15 euros.