Prix du public au festival de la BD d'Angoulême pour « Cher pays de notre enfance », qui lève le tabou sur la violence politique des années sombres de la Ve République. Une enquête percutante signée Étienne Davodeau et Benoît Collombat.
Il a fallu attendre 1982, un an après la « tuerie d'Auriol » – lorsque Jacques Massié, chef du Service d'action civique (SAC) marseillais et sa famille furent assassinés par ses propres hommes – pour que soit enfin dissout le tristement célèbre SAC, véritable milice du parti gaulliste.
Mais, avant cette sanglante affaire bien d'autres vinrent éclabousser les habits d'apparat de la République, ainsi que le rappelle Cher pays de notre enfance, Enquête sur les années de plomb de la Ve République, remarquable bande dessinée documentaire du journaliste Benoît Collombat et de l'auteur de BD Etienne Davodeau.
SQUELETTES DANS LES PLACARDS
Le duo d'auteurs ouvre ce gros album (208 p.) par le très marquant assassinat du juge François Renaud, à Lyon, le 3 juillet 1975, qui montre la collusion entre mafia, hommes politiques et barbouzes.
Les ramifications de cette affaire1 ramènent, entre autres, à la guerre d'Algérie, à la Françafrique, et touchent aux plus hautes sphères de l'État français. Des métastases qu'on retrouve également quelques années plus tard avec l'assassinat – maladroitement maquillé en suicide – du ministre du Travail, Robert Boulin, le 30 octobre 1979, fait sur lequel Benoît Collombat avait signé une remarquable contre-enquête2.
Autre dossier exploré, les milices patronales qui, par le biais de « syndicats maisons » comme la CSL (Confédération des syndicats libres) omniprésente dans le secteur automobile, et dont le noyau dur est constitué de membres du SAC, tente de contrer la CGT et la CFDT, jugées trop à gauche, au besoin en envoyant ses nervis faire le coup de poing ou monter des complots pour discréditer leurs militants…
En relatant cette histoire souterraine, les auteurs, qui avaient donné la primeur de deux extraits à l'excellente Revue dessinée3, explorent tous les sales petits et gros secrets de cette période particulièrement malodorante, jonchée de squelettes qui sont longtemps demeurés dans les placards.
CE QUE PERMET LE DESSIN
Outre le fait que l'ouvrage, en relatant des faits pas si lointains (par exemple, le dossier Boulin qui n'est pas clos), rappelle que le passé politique occulté pèse toujours sur le présent. Il faut surtout souligner l'accessibilité que permet la bande dessinée.
En effet, des lecteurs, qui n'auraient pas aisément abordé la lecture d'une enquête classique seront sans doute plus enclins à ouvrir une bande dessinée.
Le dessin précis et le sens de l'observation d'Etienne Davodeau permettent de donner à voir la mimique ou le geste d'un interlocuteur qui, parfois, souligne ou contredit son propos, marque sa surprise, son amusement ou sa défiance, éclaire une digression…
Autre supériorité du dessin, certains interviewés n'ayant pas souhaité être croqués avec leur visage d'aujourd'hui, le dessinateur les représente avec leur visage à l'époque des faits. Une jolie trouvaille, pleine d'humour, qui laisse néanmoins songeur quant à la peur qu'elle recouvre tant d'années plus tard.
On l'aura compris, cet album de grande qualité invite le lecteur à lever le voile sur des faits marquants dont certains protagonistes importants ont disparu (comme Charles Pasqua, décédé avant la parution).
La postface signée Roberto Scarpinato, « dernier des juges » survivants du pool antimafia de Palerme4, qui instruisit de nombreuses affaires sur les liens entre politique et mafia, est une savoureuse cerise sur ce roboratif gâteau.
1. Racontée dans Le juge Fayard, dit le shérif, film d'Yves Boisset, également représenté dans la BD.
2. Un homme à abattre, éditions Fayard.
3. Dans les numéros 5 et 7 de La Revue Dessinée.
4. Les juges Falcone et Borsellino ayant été assassinés par la mafia en 1992.
Cher pays de notre enfance, Enquête sur les années de plomb de la Ve République
De Benoît Collombat et Étienne Davodeau. Éditions Futuropolis. 208 p., 24 €.