2 novembre 2019 | Mise à jour le 30 octobre 2019
Dans HHhH, récompensé en 2010 du prix Goncourt du premier roman, Laurent Binet manifestait déjà un goût prononcé pour l'histoire. Avec Civilizations, il renoue avec ses premières amours, mais dans un registre utopique où les faits historiques sont inversés. Une uchronie instructive, passionnante et renversante.
Quelle cavalcade ! Civilizations, le dernier roman de Laurent Binet, est d'une singularité folle, et le moins qu'on puisse dire c'est qu'il comporte à lui tout seul mille romans, mille histoires, mille aventures.
En effet l'auteur a eu une idée pour le moins originale : retourner au XVIe siècle et imaginer le contraire de ce qui s'est passé : figurez-vous que Christophe Colomb ne découvre pas l'Amérique et qu'au contraire, ce sont les Incas, oui les Incas, qui envahissent l'Europe. À partir de cette hypothèse qu'on pourra trouver à sa guise, farfelue, douteuse, amusante, ou géniale, Binet construit une uchronie, c'est à dire réécrit l'Histoire, en s'abandonnant au vertige délicieux du « et si… ».. Et si les Incas avaient capturé Charles Quint !
Une uchronie à plusieurs points de vue
Avec une audace stupéfiante, il adopte successivement plusieurs points de vue, plusieurs écritures, faisant se succéder dans le même volume des genres littéraires très différents. Ah ça, on ne s'ennuie pas avec le livre de Binet !
Tout commence par une sorte de saga viking, qui constitue la première partie du livre qui en comporte quatre. Nous voilà avec Erik le Rouge, un fier viking semblant sorti tout droit d'une bande dessinée, mais qui a vraiment existé, et que les historiens connaissent pour être un explorateur norvégien ayant vécu à la fin du Xe siècle, ayant fondé la première colonie européenne au Groenland, et dont un moine islandais a raconté les aventures trois siècles après qu'elles aient eu lieu.
Puis apparaît sa fille Freydis, dont on se dit cette fois : ce n'est pas possible, l'auteur l'a inventée ! Ce personnage féminin est trop extraordinaire, trop romanesque ! Mais pas du tout, elle a vraiment existé.
Et c'est là d'ailleurs un des grands charmes de ce livre : il enchante les lecteurs qui au premier abord trouveraient cette lecture peut-être un peu compliquée, ils y apprennent ainsi d'innombrables points d'histoire, passionnants, absolument véridiques, et il enchante aussi ceux qui, davantage calés en histoire, y reconnaissent avec délectation des situations, des personnages, des moments clés et fondateurs.
Les Incas qui envahissent l'Europe
La seconde partie du livre est composée de fragments du journal de Christophe Colomb. Binet extrait dans une première partie de ces fragments, de véritables phrases de son journal puis il en reprend avec brio le style exact et change complétement son récit, puisque le célèbre explorateur ne revient jamais de son premier voyage et meurt à Cuba abandonné de tous.
Mais voilà qu'on quitte Colomb pour le cœur du livre : les chroniques du dernier empereur inca, Atahualpa, qui fut exécuté en 1533 par les conquistadors espagnols. Ces chroniques constituent la plus grande partie du livre, son motif principal. Dans le roman de Binet, Atahualpa et ses hommes débarquent en 1531 en Espagne dans un pays dévasté, en pleine guerre de religion.
Ils y découvrent le « dieu clouté » (le Christ en croix) et le « breuvage noir » (le vin), l'Inquisition, les débuts de l'imprimerie et du capitalisme, et les ravages du terrible tremblement de terre de Lisbonne, pas celui de 1755 dont parle Voltaire, mais celui qui effectivement a eu lieu en 1531 faisant 30 000 victimes. On y croise Machiavel, Luther, Thomas More, Érasme, et c'est palpitant.
Des anecdotes qui parsèment le récit
Pourtant Binet ne s'en tient pas là, et c'est ravi et époustouflé qu'on attaque la dernière partie du livre appelée « Les aventures de Cervantes ». On y apprend que l'auteur de Don Quichotte a été soldat avant d'écrire, qu'il a perdu une main lors de la gigantesque bataille navale de Lépante gagnée par les Ottomans et qu'il a été fait prisonnier cinq ans à Alger !
Autant que le tableau d'un monde imaginaire inversé, et la possibilité d'une mondialisation différente, ces pages constituent une formidable fresque des enjeux qui ont bouleversé l'Europe au XVIe siècle. Et peut-être bien un miroir de ceux de notre époque. C'est brillant, érudit sans jamais être ennuyeux, épique, instructif et très divertissant.
CivilizationsLaurent Binet, Grasset, 384 pages. 22 € – 15, 99 € en numérique