Contre la terreur, la solidarité
Deux articles ci-dessous : Contre la terreur, la solidarité / Les ondes de choc d'un Proche-Orient déstabilisé par les guerres.
Les assassins ont ciblé des lieux de vie. Des lieux de convivialité où ils ont fauché la jeunesse et les familles en mitraillant pour tuer. Le plus possible. Par des attaques suicides à l'orée du stade de France, à Saint-Denis (93), alors que quelque 80 000 personnes – dont François Hollande – assistaient au match amical de football France-Allemagne.
En mitraillant les terrasses de café de quartiers de l'Est parisien, dans ces rues populaires des Xe et XIearrondissements, où la douceur du soir invitait les riverains, comme nombre de jeunes de quartiers périphériques et de banlieues proches, à se retrouver.
Puis au Bataclan, qui faisait alors salle comble pour un concert de rock métal. Là, les tueurs, méthodiquement, ont tiré dans la foule des spectateurs, sur les personnes à terre, déversant leurs cartouches de haine pour faire couler le sang en ne laissant aucune chance à leurs cibles.
LES TUEURS N'ONT LAISSÉ AUCUNE CHANCE À LA VIE
Les attentats aveugles qui ont frappé Paris vendredi soir frappent moins d'un an après les attentats meurtriers contre les journalistes de Charlie Hebdo et contre une épicerie casher à Vincennes, qui avaient fait 17 morts et avaient été suivis de plusieurs autres tentatives. Cette attaque d'une ampleur inédite nous précipite dans une autre dimension.
Par son bilan, provisoire, qui nous laisse comme hébétés : au moins 129 morts, des centaines de blessés, dont plusieurs dizaines entre la vie et la mort. Des vies anéanties. Des familles décimées. Sous le choc. À l'heure où nous écrivons ces lignes, les noms des victimes commencent à être connus ; des visages derrière les chiffres sidérants ; nous apprenons que des camarades en font partie – une militante de Sevran et sa fille, laissant un gamin de cinq ans, et un autre militant, de la Snecma. Inédit aussi par le nombre de cibles visées au même moment. Six attaques quasi simultanées.
APRÈS L'ATTENTAT À BEYROUTH
Les tueurs ont explicitement mentionné le rôle de la France en Syrie en perpétrant leurs crimes revendiqués ensuite par Daech (ou « État islamique »).
Et ces attaques terroristes interviennent quelques semaines après l'attentat qui a frappé la Turquie, peu de temps après celui qui a visé un avion russe dans le Sinaï égyptien. Cette même semaine durant laquelle un autre attentat a ravagé la population d'un quartier de Beyrouth, considéré comme un fief du mouvement chiite Hezbollah. Un attentat qui, lui, a fait 43 morts et 239 blessés, selon le dernier bilan de la Croix-Rouge libanaise, le plus meurtrier qu'ait commis Daech au Liban.
Ces attentats sont, clairement, les ondes de choc d'un Proche-Orient déstabilisé par les guerres (voir ci-dessous notre papier Les ondes de choc d'un Proche-Orient déstabilisé par les guerres).
DÉFENDRE LES LIBERTÉS
Le conseil des ministres s'est réuni samedi 14, convoqué par le président de la République. Un décret déclarant l'état d'urgence a été adopté, qui prend effet immédiatement et « permet notamment d'interdire la circulation des personnes et d'instituer des “zones de protection et de sécurité” ». Une première, sur l'ensemble du territoire, depuis la guerre d'Algérie.
Un second décret a été adopté pour « mettre en œuvre des mesures renforcées dans l'ensemble des communes d'Île-de-France », qui « permettent l'assignation à résidence de toute personne dont l'activité est dangereuse, la fermeture provisoire des salles de spectacles et des lieux de réunion, la remise des armes et la possibilité de procéder à des perquisitions administratives. » Par ailleurs, le rétablissement immédiat des contrôles aux frontières est annoncé. Autant de décisions qui s'ajoutent aux mesures importantes déjà à l'œuvre en matière sécuritaire.
La sécurité est constitutive de la liberté, et la République doit se défendre dans l'urgence face aux menaces ; mais il ne saurait s'agir pour autant de sacrifier les libertés démocratiques conquises dans notre pays. Faute de quoi les tueurs auraient gagné.
Le gouvernement vient de prendre des mesures d'urgence en matière de sécurité. En ce sens, la CGT, « profondément choquée et indignée par les attentats criminels perpétrés », et qui « tient à témoigner de son soutien et de sa solidarité à l'ensemble des familles touchées par cette tragédie […], réaffirme son attachement aux libertés individuelles et collectives. Au-delà de ces heures d'émotion et de recueillement, d'autres mesures, tant au niveau national qu'international, seront à mettre en œuvre rapidement pour retrouver ces valeurs de la République et conquérir une paix durable partout dans le monde », souligne-t-elle.
DÉVELOPPER LA SOLIDARITÉ
Les conséquences de ces attentats sont aujourd'hui imprévisibles. Des signes de solidarité se manifestent. Comme « la mobilisation extraordinaire de l'ensemble des agents des services et entreprises publics, qui montrent en chaque circonstance leur engagement au service des populations », ainsi que le note la CGT. Ou encore cet engagement de centaines de citoyens à donner spontanément leur sang dans les hôpitaux. Cela réchauffe.
Les tueurs, eux, visent à diviser, de part et d'autre de la Méditerranée et au sein de chaque société. Ils espèrent faire taire, sur les deux rives, toutes les aspirations démocratiques, en faisant régner la terreur. Ils comptent renforcer l'illusion mortelle d'une Europe forteresse qui laisserait les réfugiés mourir à son rivage.
À l'inverse de ces logiques mortifères, la défense de la démocratie, la cohérence sociale, supposent l'affirmation et la mise en œuvre pleine et entière des valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité, le refus des stigmatisations et des amalgames – notamment fondés sur les croyances religieuses – et passe par le développement tous azimuts des solidarités.
UN FLOT DE CONDAMNATIONS INTERNATIONALES
Les réactions de condamnation, unanimes, ont afflué du monde entier, de tous les continents. Plusieurs monuments se sont parés de bleu, blanc, rouge en signe de solidarité. Dans une déclaration unanime, les quinze pays membres du Conseil de sécurité de l'ONU ont « condamné de la manière la plus ferme les attaques terroristes lâches et barbares » commises à Paris.
Les ondes de choc d'un Proche-Orient déstabilisé par les guerres
LA GUERRE EN AJOUTE TOUJOURS À LA GUERRE, AVEC SES TRAGÉDIES POUR LES PEUPLES ET SES ONDES DE CHOC INCALCULABLES.
RETOUR SUR QUINZE ANS QUI ONT BOULEVERSÉ LE PROCHE-ORIENT.
La fin de la « guerre froide », en 1990-1991, s'annonçait explicitement comme l'avènement d'un nouvel ordre international fondé sur le droit. En réalité, quelques années à peine après la fin de la guerre meurtrière de l'Irak contre l'Iran, les troupes de Saddam Hussein ont envahi le riche Koweït voisin.Mais c'est par la guerre, et des milliers et milliers de morts, que la coalition organisée autour des États-Unis a imposé le retour aux frontières internationales. Des États-Unis en réalité en quête d'un rapport de force à l'OPEP (organisation des États exportateurs de pétrole) permettant un accès au pétrole bon marché, et en quête aussi d'un financement par les monarchies dictatoriales du Golfe de leur industrie militaire au nom de leur sécurité régionale.
IRAK : LA GRANDE DÉSTABILISATION
Après des années d'embargo contre tout un peuple (et d'échange « pétrole contre nourriture »), et après l'attentat de 2001 contre les tours jumelles de New York, les néoconservateurs américains ont imposé en 2003 une nouvelle guerre contre l'Irak, prétendant en dépit des faits que le régime y développait des armes de destruction massive.
Pour les néoconservateurs au pouvoir à Washington, il s'agissait de façonner un nouveau « Grand Moyen-Orient ». La France a refusé, alors, d'y participer, rappelant, à l'instar des citoyens mobilisés par centaines de milliers dans des manifestations dans le monde entier, que la démocratie ne s'impose pas par les chars. Et que l'Onu ne peut être contournée par l'armée du plus fort.
Le régime dictatorial de Saddam Hussein est tombé, mais encore une fois au prix de milliers et de milliers de vies fauchées, d'un pays et d'une économie détruits, d'un État de facto dépéri, et d'une confessionnalisation instituée. La confessionnalisation en lieu et place du politique s'affirmait. Et les organisations jihadistes ont fait leur nid au cœur de cette tragédie.
ABCÈS DE TENSION EN PALESTINE
Dans le même temps, le peuple palestinien était, lui, laissé à l'occupation militaire et coloniale israélienne et à l'exil forcé, tandis que des négociations, entamées en 1991 sur le fondement du droit international, mais de plus en plus soumises à un tête-à-tête totalement inégal, soumettaient la reconnaissance de ses droits nationaux à l'accord préalable de l'occupant. Une tragédie pour un peuple, un abcès de tension pour toute la région.
DICTATURES ET JIHADISME : DEUX ENNEMIS DES PEUPLES
Les soulèvements des peuples du monde arabe les uns après les autres en 2011, pour la justice, la justice sociale, la liberté, la fin des régimes dictatoriaux et prédateurs, la démocratie, se sont heurtés à une répression sans précédent de la part des régimes en place. Seul le peuple tunisien a réussi à imposer un processus démocratique qui a valu à un quartet d'organisations (dont l'UGTT) le prix Nobel de la paix cette année.
En Égypte, après la chute du régime de Hosni Moubarak, les élections ont porté au pouvoir les Frères musulmans, et l'armée a repris le pouvoir à la faveur d'un coup d'État organisé à l'issue de manifestations populaires contre les orientations du nouveau pouvoir. L'armée, qui se présente de nouveau comme le rempart contre l'intégrisme et le jihadisme, organise une répression qui fait des centaines de morts, à la fois contre les Frères musulmans et contre les démocrates qui condamnent ses atrocités.
En Syrie, le régime de Bachar al-Assad a quant à lui répondu aux soulèvements populaires, unitaires, non confessionnels et pacifiques de l'année 2011 par une répression meurtrière à très grande échelle. Militarisation, division, confessionnalisation, internationalisation, ont été ses maîtres mots, et il n'a eu de cesse de transformer le soulèvement populaire en guerre civile. Au point de déplorer plus de 250 000 morts aujourd'hui et des millions de réfugiés, principalement en Turquie et en Jordanie, mais parmi lesquels plusieurs dizaines de milliers tentent de trouver exil en Europe. La stratégie de Bachar, ses bombardements, portent leurs fruits amers ; et, à l'est du pays, Daech mène une autre guerre de la terreur. Avec un objectif, d'Irak à la Syrie : établir le « califat » sur un vaste territoire. Les populations, et les révolutionnaires et organisations démocratiques marginalisées par la guerre, sont pris en otages dans cette tenaille, entre les bombardements du régime et les crimes de Daech.
LA GUERRE NE FAIT QU'AJOUTER À LA GUERRE
Comme le soulignent des chercheurs, spécialistes de la Syrie qui s'y rendent régulièrement, comme Jean-Pierre Filiu, jouer le régime contre Daech relève de l'illusion tragique. Seule une solution politique avec de vraies perspectives de paix et de démocratie garanties peut sortir le pays de la guerre. La campagne militaire de la coalition contre les jihadistes s'avère totalement inefficace. Et ses « dégâts collatéraux », meurtriers, ne peuvent que nourrir frustrations et haines. En outre, Daech, présenté comme le seul ennemi, se renforce symboliquement et dans sa guerre de propagande.
C'est pourtant ce que fait la coalition, tandis que les forces russes aident explicitement le régime de Bachar al Assad, au nom de la lutte contre le jihadisme, lequel est aussi aux portes de la Russie, et pour protéger l'accès de Moscou aux hydrocarbures. La France, elle, qui condamne et le régime et Daech, s'est pourtant engagée dans la guerre. Après la Libye, puis le Mali, elle participe depuis plus de deux ans à la coalition anti-État islamique en Irak et a commencé à mener des frappes sur la Syrie en octobre.
Quant à Bachar al-Assad, il n'a pas hésité, samedi, à dire que la France a sa part de responsabilité dans les attentats. Les résistants au régime et à Daech réclament en réalité l'instauration de zones protégées, d'interdiction aérienne, avec neutralisation des bombardements. Ce qui n'a rien à voir avec le fait d'ajouter la guerre à la guerre, sans aucune perspective. Une réunion multilatérale vient d'avoir lieu le 30 octobre à Vienne sur la Syrie. Pour une étape de transition, qui tarde à venir.
En savoir +
On peut lire avec intérêt :
- Jean-Pierre Filiu, « Les Arabes, leur destin et le nôtre. Histoire d'une libération », La Découverte, août 2015.
- Henry Laurens et de Mireille Delmas-Marty (direction), « Terrorismes, histoire et droit », CNRS Éditions, 2009.