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La CGT est-elle efficace ?

5 mai 2014 | Mise à jour le 21 novembre 2016
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Dans la situation que nous vivons, où la politique gouvernementale et celle du patronat laissent peu de marge à la négociation des revendications salariales, la confiance dans l'efficacité de l'action syndicale s'est sensiblement réduite. Or, cette confiance est cruciale pour s'opposer aux mesures d'austérité, aux fermetures d'entreprises. Comment les militants et la direction de la CGT abordent-ils cette question ? Les réponses de Franck Mérouze et Philippe Lattaud.
Franck Mérouze est secrétaire général de l'union locale CGT de Caen.
Philippe Lattaud est secrétaire confédéral de la CGT

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nvo : Au lendemain de la liquidation de la biscuiterie Jeannette, la situation semblait insoluble. Pouvez-vous nous rappeler ce qui s'est passé ?

Franck Mérouze : L'ancien employeur, le groupe LGC, avait le projet de déménager l'usine de Caen à Falaise dans un établissement qui correspondait aux normes agroalimentaires. Le coût du projet industriel s'élevait à 2 millions d'euros environ. Plusieurs banques avaient été sollicitées et avaient répondu favorablement mais pas le Crédit Agricole et il a manqué 750 000 euros pour mener à bien le projet. L'entreprise a été mise en redressement puis en liquidation judiciaire, le Crédit Agricole se refusant à tout financement.

Quel était l'état d'esprit à l'annonce de la liquidation ?

Franck Mérouze Nous sommes sortis abasourdis de l'audience du tribunal qui a prononcé la liquidation. Un choc émotionnel profond parmi les salariés et au-delà de l'entreprise. Mais ce qui nous a impressionnés et, contrairement à ce que l'on pouvait craindre, très vite une forte combativité s'est exprimée. Dès la sortie de l'audience était décidée une manifestation devant les locaux du Crédit Agricole, où nous avons révélé aux personnels l'attitude de la banque. Attitude scandaleuse, car le financement de 750 000 euros était garanti à 100 % par la Banque publique d'investissement et par la communauté de communes de Falaise. Scandaleuse aussi au regard de la campagne de publicité de cette banque qui vante l'aide qu'elle apporte aux PME. Ensuite nous avons sollicité les médias pour alerter la population et susciter l'intérêt de repreneurs éventuels, afin de sauvegarder l'entreprise et ses 37 emplois.

Quelle a été la démarche du syndicat et de l'union locale CGT ?

Franck Mérouze : Nous étions mobilisés dès que la secrétaire du syndicat nous a informés de la situation. La direction de l'entreprise que nous avions contactée et qui paraissait soucieuse de trouver les financements nécessaires, nous a demandé de surseoir à l'action le temps que les banques examinent le dossier. Nous avons alors réuni l'ensemble des salariés et leur avons soumis la requête de leur direction. C'est en accord avec eux que nous avons suspendu nos actions jusqu'à la réponse des banques. Dès la confirmation du refus du Crédit Agricole qui signifiait l'échec du projet, nous avons à nouveau consulté les salariés. J'ajoute que tout au long du conflit nous n'avons jamais décidé d'une action sans l'accord des salariés. C'est ainsi qu'a été décidée la vente de madeleines sur le marché de Caen, tout de suite après la liquidation, pendant la période de Noël. Et nous avons multiplié les actions, notamment auprès des médias afin qu'ils relaient l'information sur la situation de la biscuiterie et notre recherche de repreneurs.

Philippe Lattaud, que retenez-vous de la façon dont la CGT a abordé cette situation de crise ?

Philippe Lattaud : Ce qui me frappe, c'est la manifestation d'une intelligence collective, tant du côté des salariés que du côté de la CGT. Des salariés qui, avec la CGT, ont évalué et décidé des conditions et des étapes de l'action. Un syndicat et une union locale soucieux d'engager et de poursuivre le débat avec les salariés et de respecter leur avis et leurs décisions.
Ne pas décider à leur place et considérer que c'est avec les salariés qu'on est le mieux placé pour jauger et juger des actions à entreprendre. Convenir, par exemple, de ne pas compromettre les négociations avec les banques par des actions intempestives a certainement favorisé la mobilisation de l'ensemble des salariés pour la suite des actions. Cette recherche de l'efficacité par une juste mesure des initiatives me paraît très pertinente.

Dans la démarche du syndicat et de l'union locale CGT, il y a la recherche d'un repreneur. Pensez-vous que cela fait partie de la mission d'un syndicat ?

Philippe Lattaud : Pourquoi pas ? Tout le problème de l'action syndicale, c'est de dégager des alternatives et des alternatives crédibles. Faire la démonstration que d'autres choix sont possibles plutôt que l'acceptation des solutions de renoncement. D'ailleurs, le Medef ne s'y trompe pas. Il a salué la décision du Conseil constitutionnel qui a déclaré non conformes à la Constitution certaines dispositions de la loi sur la reprise de site, dite « Florange », qui entendaient sanctionner les employeurs refusant une offre sérieuse d'un repreneur lorsque la fermeture d'un établissement avait pour conséquence un licenciement collectif. Et cela, au nom de la liberté d'entreprendre et du droit de propriété !
Il n'est pas choquant que les salariés, avec leur syndicat, soient à l'initiative même de projets industriels, comme on l'a vu récemment. Nous ne sommes plus dans ce cas de figure dans une position uniquement défensive, mais en capacité de proposer une alternative. C'est décisif pour que les salariés se sentent pleinement acteurs et responsables de la sauvegarde et de la pérennité de leur entreprise. Et c'est aussi important pour convaincre d'autres salariés d'entreprises en difficulté, la population, les élus du territoire et bénéficier de leur soutien.
Je trouve donc que la CGT est tout à fait dans son rôle quand elle contribue à formuler des propositions et des solutions constructives pour l'activité des entreprises et le maintien, voire la création d'emplois.

L'action syndicale ne peut donc pas se limiter à la défense de l'existant mais se doit de formuler des solutions alternatives ? C'est relativement nouveau, cette démarche ?

Philippe Lattaud : Ce qui est nouveau, c'est la situation de dégradation accélérée de l'emploi dans le pays. S'il fallait une raison, c'est bien cette situation qui nous oblige à rechercher des solutions qui permettent de dégager des perspectives pour l'action des salariés. Sous peine de laisser le fatalisme ambiant s'installer et empêcher tout changement dans le traitement des difficultés que rencontrent nombre d'entreprises.
On veut nous faire admettre que les seuls experts habilités à décider du sort des entreprises et de régions entières qui dépendent de leur activité, seraient le patronat, les directions d'entreprises, les banquiers, mais pas les salariés. Or, les salariés disposent d'une véritable expertise, ils sont parfaitement capables de dire ce qui est bon ou pas pour une entreprise. Car ce sont eux les producteurs de richesses, ils sont attachés à leur entreprise et à leur travail, bien plus que les actionnaires ou les financiers qui ne visent que la rentabilité financière de leurs placements.
Gardons cependant à l'esprit que l'affirmation de solutions alternatives ne suffit pas, il faut également que le rapport de force soit en mesure de les faire avancer. Mais, précisément, elles permettent de conforter le rapport de force en faveur des salariés en crédibilisant leurs revendications.

Dans le reportage* que la NVO a réalisé récemment parmi les salariés de la biscuiterie, nous avons été surpris par l'attachement quasi affectif qu'ils éprouvaient pour leurs machines, leur travail, leur entreprise, alors même que leur travail était particulièrement dur pour la plupart d'entre eux. Est-ce que la CGT était consciente de la force de cet attachement ?

Franck Mérouze : Au départ nous ne l'avions pas forcément mesuré à sa juste valeur. C'est au cours de l'occupation de l'usine que nous avons senti à quel point l'ensemble des salariés étaient viscéralement attachés à l'outil de production et même à la marque de leur entreprise, « Jeannette ». C'est d'ailleurs ce qui a motivé les premières actions.
Ils ont occupé l'usine pour éviter qu'elle soit dépouillée de ses machines et mise aux enchères, car c'est ce qui était en cours : une vente aux enchères sur Internet pendant deux jours. C'est en visualisant cette vente sur Internet qu'ils ont décidé collectivement de l'empêcher, en occupant les ateliers et en faisant obstacle au chargement des machines sur les camions, sous l'autorité des commissaires-priseurs.
Il faut bien voir que personne parmi les salariés n'était préparé à ce genre d'action et la CGT a permis en les accompagnant de les rassurer et de conforter leur action. Ils ont ainsi évité qu'une entreprise vieille de 164 ans, une des dernières entreprises industrielles de Caen, disparaisse discrètement.

La CGT est-elle suffisamment attentive, non seulement à ce que les salariés vivent dignement de leur travail, mais à la façon dont ils vivent leur travail ?

Philippe Lattaud : Oui, effectivement, on évolue sur ce sujet, en témoigne la journée d'étude organisée avec plus de 50 syndicats sur le thème du travail, de son évolution et de sa transformation. On constate d'ailleurs que, lorsqu'on interroge les salariés sur la façon dont ils vivent leur travail, ils ont énormément de choses à dire. Les syndicats qui en font l'expérience découvrent parfois une richesse d'expression et d'attentes qu'ils n'avaient pas soupçonnées. Et les salariés découvrent de leur côté une CGT attentive à des préoccupations qu'ils ont rarement l'occasion d'exprimer.

Ce que l'on constate le plus souvent, lorsque l'on aborde les questions du travail, et dont se plaignent les salariés, c'est que le travail n'est pas respecté, générant du « mal-travail ». On le voit dans l'exemple de la biscuiterie, ce sont les salariés qui sont attachés à leurs machines, à leur travail et même à l'enseigne de l'entreprise. Nous devrions être plus attentifs, y compris en dehors des conflits, à la façon dont les salariés vivent leur travail et à leur aspiration à le transformer.
Les salariés comme les syndicats ont tout à gagner de ce débat sur le travail et sa transformation. J'ajoute que s'emparer de cette question favorise la réflexion et l'action collective en dégageant le salarié de son isolement produit par les politiques actuelles de management. En période de conflit, cela peut éviter l'impasse du « chacun pour soi ». Il y a donc un effort de la part des syndicalistes, qui assurent la défense des intérêts individuels du salarié, pour susciter la réflexion et l'action pour la défense de l'intérêt collectif des salariés.

Ce qui caractérise aussi le conflit de la biscuiterie Jeannette, c'est ce qui s'est passé en dehors de l'entreprise, la solidarité manifestée par la population de Caen. Est-ce que le syndicat l'avait inscrite dans sa démarche ?

Franck Mérouze : Oui, lorsque nous avons empêché la vente aux enchères et ensuite fait redémarrer les machines pour faire la démonstration que les salariés étaient capables de produire et de vendre les madeleines, nous avons sollicité la population et son soutien. Nous voulions, par ces initiatives, associer la population de Caen à la lutte des salariés de l'entreprise et chaque fois le succès a dépassé nos espérances.
C'est d'ailleurs ce succès et les nombreux témoignages de confiance que nous recevions, qui nous ont permis de tenir et de poursuivre l'action. À un point tel, d'ailleurs, que les initiatives se transformaient en opération commerciale.Ce que nous ne souhaitions pas, l'objectif demeurant la recherche de la solidarité autour des salariés et de la CGT, pour préserver ce patrimoine industriel de la région.

Où en êtes-vous aujourd'hui ?

Franck Mérouze : Nous sommes raisonnablement optimistes, nous ne voulons pas susciter plus d'espoir que la situation le permet. Onze repreneurs se sont manifestés, ce qui en soi est un premier succès, mais nous serons vraiment rassurés le jour où le tribunal de commerce attribuera la marque à un repreneur dont le projet industriel correspondra à nos attentes. Nous n'en sommes pas encore là.

Sans vouloir ériger en exemple l'action des salariés et de la CGT des Jeannette, peut-on néanmoins en dégager des enseignements pour améliorer l'efficacité de l'action syndicale ?

Philippe Lattaud : À mon sens, un des éléments essentiels de l'action syndicale, c'est la capacité de l'organisation syndicale de permettre aux salariés de défendre leur dignité. On voit à quel point c'est important dans l'exemple des Jeannette, mais ça l'est pour tous les salariés, dans une situation où le discours dominant en permanence est de rejeter toute velléité de changement, tout espoir de voir leur situation évoluer, s'améliorer. Je pense que c'est le premier devoir du syndicalisme, celui de permettre aux salariés de défendre leur dignité, la reconnaissance de leur droit à travailler dans de bonnes conditions.
Mais aussi la reconnaissance de leur capacité à formuler des propositions. Les salariés ne manquent pas d'idées pour améliorer l'efficacité de leur travail et la bonne marche de l'entreprise et son avenir. L'intelligence individuelle et collective et l'expertise sont également du côté de celles et ceux qui travaillent et le syndicat doit les aider à l'exprimer. C'est d'ailleurs ce qui leur permet souvent d'obtenir le soutien de la population en rendant crédibles des alternatives aux objectifs exclusifs de rentabilité défendus par les actionnaires ou les marchés financiers.

Évidemment, l'efficacité est liée à la possibilité d'obtenir des résultats dans l'action. Et pour cela, il est un certain nombre de conditions à réunir. Celle du rassemblement en premier lieu. Dans le cas de la biscuiterie, où il y a un seul syndicat, la CGT, rassembler, c'est déjà réunir l'ensemble des salariés et des métiers concernés. Dans le cas où existent plusieurs syndicats, l'efficacité, la pertinence de l'action syndicale, va dépendre de la capacité de la CGT de réaliser l'unité syndicale, dont on sait à quel point elle est décisive pour le rassemblement des salariés et l'établissement d'un rapport de force qui leur soit favorable.

Il y a aussi le moment de l'appréciation des résultats obtenus. Qui juge de la qualité de ces résultats ? Le syndicat doit bien sûr donner son avis, mais il doit s'en remettre à la décision collective des salariés. À chaque étape d'un conflit, la CGT se doit de discuter avec les salariés de l'évaluation de ce qui a été obtenu, de ce qui reste à conquérir et des moyens d'action à mettre en œuvre. Autre élément d'efficacité, la recherche de convergences sur le plan des structures professionnelles, mais également sur le plan interprofessionnel. Une action portée à la connaissance des autres entreprises d'un bassin d'emploi peut jouer le rôle de catalyseur et susciter solidarités et mobilisations.

Franck Mérouze : Je constate que l'épreuve que vivent les salariés aujourd'hui va les aider pour la suite. Ils ont fait l'expérience de leur capacité à faire bouger ce qui paraissait figé, bloqué. Ils ne sont pas seulement acteurs mais aussi responsables de la vie de l'entreprise. Quelle que soit l'issue du conflit, je pense qu'ils verront différemment les choses à l'avenir.

Philippe Lattaud : C'est important ce que dit Franck, il n'y a pas de « sauveur suprême » ni de femmes ou d'hommes providentiels, contrairement à ce que l'on tente de nous faire accepter. Il faut considérer, à la CGT, que nous avons une obligation de moyens, l'obligation de mettre en œuvre tous les moyens dont nous disposons, mais les résultats dépendent de nous et des salariés. La responsabilité de ce qui est obtenu ou pas ne peut être attribuée au seul syndicat, il la partage avec l'ensemble des salariés et il faut qu'ils en aient conscience. Le militant, le syndicat, ne peuvent porter seuls la responsabilité de l'échec ou de la réussite d'une action. Ce serait d'ailleurs bien trop lourd à porter et particulièrement dissuasif pour ceux qui souhaiteraient s'engager syndicalement.

Nous ne disons pas aux salariés : « Faites-nous confiance, votez pour nous et nous réglerons les problèmes ». Pas d'homme providentiel, mais un collectif providentiel. Notre engagement est de mettre au service des salariés les moyens, les outils d'analyse, l'expérience que le syndicat s'est donnés. D'où, d'ailleurs, l'importance capitale du renforcement du syndicat, élément essentiel de l'efficacité de l'action syndicale.

* Voir le reportage de la NVO à la biscuiterie Jeannette
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