Comment réduire les inégalités ? Alexandre Derigny, secrétaire de la CGT Finances, affronte Cendra Motin, députée LREM et membre de la commission des finances de l'Assemblée, sur l'efficacité et le sens de l'impôt.
Cendra MotinDiplômée en Master 1 Sciences du langage, spécialité linguistique et informatique.
2010 Création d'une entreprise dédiée au conseil RH.
Juin 2017 Élue députée de la sixième circonscription de l'Isère. Vice-présidente de l'Assemblée nationale jusqu'en octobre.
2017 Membre de la commission des finances et corapporteure spéciale du programme « Gestion des finances publiques et des ressources humaines ».
Siège dans la commission spéciale de la loi Pacte.Alexandre Derigny1997 Entre à la direction nationale des vérifications fiscales et adhère à la CGT.
2007 Élu membre de la commission exécutive nationale de la CGT Impôts.
2011 Élu membre de la commission exécutive de la Fédération des Finances CGT.
2017 Élu secrétaire général de la Fédération des Finances CGT.
Nous traversons une crise sociale. Comment rétablir auprès des citoyens le consentement à l'impôt ?
Cendra Motin : Il faut dire à quoi servent les impôts et rétablir le sentiment de payer un impôt juste qui correspond à ses revenus, à sa fortune. Et là, l'équation est plus compliquée. Car il y a les impôts directs et ceux indirects. Tout le monde paie de la TVA ou la CSG. Mais à peine la moitié des Français paient un impôt sur le revenu. L'impôt n'a pas à être symbolique, il a à être efficace.
Alexandre Derigny : Je suis d'accord sur l'urgence sociale et le besoin d'une évaluation des politiques publiques afin de savoir si l'argent public est bien employé. Mais l'impôt ne peut pas être qu'une variable d'ajustement économique. C'est aussi le ciment de notre république. La fiscalité est censée redistribuer les richesses. Or, depuis plus de trente ans, il y a un accroissement des inégalités. Les plus riches deviennent de plus en plus riches, et une part de la société qui trouve cela insupportable est en train de se révolter.
C.M. : 10 % des gens les plus riches paient 70 % de l'impôt sur le revenu ! Là où on a un écart de revenus de 1 à 26 avant redistribution, il n'est plus que de 1 à 6 après cet impôt. Dans un monde où les inégalités se creusent, le système français a gardé une certaine stabilité, car la redistribution fonctionne. On a retiré la taxe d'habitation pour 80 % des Français. Mais on a reculé sur la taxe des carburants, car nous avons compris que les citoyens n'étaient pas d'accord.
A.D. : Nous divergeons sur les inégalités. L'économiste Thomas Piketti montre qu'il y a une rupture de la progressivité de l'impôt sur le revenu à partir du dernier décile, qui s'accentue avec le centile de la population la plus riche. D'un autre côté, la TVA pèse beaucoup plus sur les plus modestes. Et le capital est de moins en moins taxé que le travail ! Je fais référence, notamment, au prélèvement forfaitaire sur les dividendes [mis en place en 2018 et qui plafonne à 30 % la fiscalité du capital, NDLR].
C.M. : Ce qui va créer de l'investissement et donc des emplois.
A.D. : Vous nous servez la même soupe depuis trente ans. Quelle a été la réussite des politiques de l'offre ? Le CICE a-t-il créé une « blinde » d'emplois ?
C.M. : J'ai été cheffe d'entreprise. Le CICE n'a certes pas créé beaucoup d'emplois, mais il en a sauvé énormément en permettant à des entreprises de rétablir leurs marges. L'année de la mise en place du CICE, on a eu des hausses de salaire lors des NAO. Et il y a une consultation obligatoire des représentants du personnel sur l'utilisation de ces crédits.
A.D. : Absolument pas, il y a une très grande opacité, les représentants n'ont pas accès à toutes les données. Il y a un effet d'aubaine pour les entreprises, comme avec le crédit d'impôt recherche. Cela favorise aussi la fraude quand, par exemple, des entreprises créent des filiales bidon pour réduire leurs impôts. Il faut cesser ces chèques en blanc.
C.M. : Nous souhaitons pour cela faire une évaluation des niches fiscales, qui représentent 80 milliards d'euros. C'est de l'argent public et on veut s'assurer qu'il sert des politiques efficaces.
Le retour de l'ISF a été exclu par le président du « débat national ». Pourtant de nombreux Français souhaitent son rétablissement.
C.M. : On ne reviendra pas dessus tant que nous n'aurons pas terminé l'évaluation en cours. L'ISF, transformé en impôt sur la fortune immobilière (IFI), n'était pas efficace. C'était aussi un repoussoir pour l'attractivité du pays. On a fait le pari de dire que l'argent libéré allait être réinvesti dans les PME. Si l'effet escompté n'est pas au rendez-vous, on reviendra à un autre impôt plus juste. Car sur les quarante plus gros patrons, la moitié ne payait pas l'ISF.
A.D. : Beaucoup échappaient à l'ISF ancienne version. Mais l'IFI profite aux plus fortunés des fortunés. Notre souhait, c'est davantage de taxation du capital et du patrimoine. C'est essentiel du point de vue de la cohésion sociale et de la redistribution des richesses.
C.M. : Les Français en ont assez de la pression fiscale. Ils veulent que l'on cesse d'inventer de nouveaux impôts. Et les investisseurs ont besoin de stabilité.
A.D. : Je ne perçois pas de fronde antifiscale. Les citoyens ne veulent simplement plus que ce soient toujours les mêmes qui passent à la caisse, ceux qui ne peuvent pas habiter en centre-ville, qui se trouvent obligés de se taper 30 bornes pour aller travailler. Dans les pays scandinaves, les taux des prélèvements sont supérieurs aux nôtres sans que ça fasse fuir les grandes fortunes.
Faut-il réformer les droits de succession pour réduire les inégalités ?
C.M. : Les droits de succession en France sont déjà très hauts. Quand on a passé toute sa vie à travailler et qu'on est devenu propriétaire d'une petite maison, et je ne pense pas à des gens très riches, si on leur dit que leurs enfants ne pourront pas en hériter, on ne va faire plaisir à personne.
Mais 85 % des gens sont exonérés des droits de succession…
A.D. : Avec deux enfants, un couple peut transmettre jusqu'à 400 000 euros sans droit de succession. Sans compter toutes les donations non imposables que l'on peut faire de son vivant. Vous pensez que beaucoup de caissières ou d'ouvriers possèdent une maison qui vaut plus de 400 000 euros ?
Des milliers de postes ont été supprimés à Bercy. Comment lutter contre l'évasion et la fraude fiscales ?
C.M. : Bercy a payé un lourd tribut en termes de diminutions de postes. Pour faire des gains, on doit travailler différemment. Cela passe par la transformation des métiers, par le numérique et l'intelligence artificielle.
A.D. : Plus de 35 000 postes supprimés en dix ans ! Ce ne sont pas que les finances publiques qui ont été touchées, c'est aussi la répression des fraudes et la douane qui sont cruciales dans la lutte contre l'évasion fiscale, le blanchiment… Or, le contrôle fiscal est plus complexe qu'avant : les fraudeurs savent mieux se camoufler et se défendre. Nous sommes très inquiets face aux nouvelles réductions d'effectifs…
Article paru dans Ensemble ! d'avril 2019