Grand bond en avant ?
« Comment ai-je pu accepter l'état d'indigence dans lequel j'ai passé mon enfance et mon adolescence ? Je suis tout simplement né en ce temps, en ce lieu, et je croyais que la vie était comme ça, voila tout. Qu'elle ne se résumât pas au souci de se nourrir ou de se vêtir était inconcevable. Nous ne pouvions appréhender le sens de l'existence en dehors de ces préoccupations. Et penser à autre chose était dangereux. »
Né en 1964, Bi Feiyu, dont la famille a été envoyée « à la campagne » – en d'autres termes, déportée – va connaître la misère des paysans dont il partagera largement le quotidien.
Pourtant, il s'estime tout de même légèrement « privilégié », sa mère étant institutrice, mais même cette médaille à un revers, puisque la famille est contrainte à plusieurs mutations/déménagements successifs, autant de déracinements qui amplifient encore son extrême dénuement : « Notre mobilier se limitait à quelques planches pour la literie (…) Notre malle contenait un poêle, une marmite, un seau, une bassine, une bouteille d'huile, un pot à sel, des baguettes et quelques bols. C'étaient là tous nos biens. La dictature du prolétariat fonctionnait à merveille, elle avait permis à plus de quatre-vingt-quinze pour cent de la population d'en faire partie. »
Presque des richesses si l'on compare à la situation du vieux Zhu, l'aveugle local, au plus bas de l'échelle sociale et sans aucune aide, mais qui, malgré tout, tient à garder la face en ne mendiant jamais dans son propre village.
Un âpre recueil de chroniques saisissantes, à l'ironie mordante, traversé parfois par l'éclaircie fugace de la contemplation d'un animal ou d'un paysage. La restitution d'un monde où survivre était un combat implacable et penser, un risque…
Don Quichotte sur le Yangtsé, de BI Feiyu,
traduit par Myriam Kryger.
Éditions Philippe Picquier. 192 p. 18,50 €