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TRANSPORTS

La belle âme de la rame

12 février 2015 | Mise à jour le 23 mars 2017
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La belle âme de la rame

Dans son blog «Mesdames et messieurs, votre attention, s'il vous plaît», Cédric Gentil, conducteur sur le RER A, raconte les coulisses de la ligne francilienne la plus empruntée d'Europe. De ces billets, il a tiré un livre. On y retrouve la pédagogie, l'humour et la poésie qui ont fait le succès de son blog, suivi par de nombreux internautes. Rencontre avec un conducteur humaniste, à bord de sa cabine.

Ça veut dire quoi, un «problème de signalisation»? BABY ou ZEBU, que signifient les noms bizarres des RER? Pourquoi le train met tant de temps à repartir quand quelqu'un tire le signal d'alarme ou qu'il y a un «colis suspect»? C'est pour répondre aux interrogations fréquentes des voyageurs que Cédric Gentil, conducteur de RER de 35 ans, a commencé, il y a deux ans, à tenir un blog sur son métier, hébergé depuis par Libération.fr. Son titre «Mesdames et messieurs, votre attention, s'il vous plaît» reprend l'expression utilisée par les conducteurs pour annoncer un incident sur la ligne.

Autant dire, la phrase la plus redoutée des voyageurs. Celle qui provoque soupirs d'exaspération, inquiétudes fébriles et visages crispés. «En expliquant les raisons des incidents sur la ligne, je me suis rendu compte que ça faisait redescendre la pression», explique Cédric, tout en jetant des coups d'œil vifs dans ses écrans de contrôle à la station La Défense.

Vérifier que tout le monde est monté. Qu'il n'y a aucun retardataire. Fermer les portes. Pousser la manette. «Ding Ding»: le «bicoup» sonne et le RER repart dans la pénombre du tunnel, propice aux confidences.

 

BRISER LA GLACE ENTRE VOYAGEURS ET CONDUCTEURS

Faire de la pédagogie, donc, pour désamorcer les tensions. Un «truc» d'animateur. Cédric Gentil a longtemps travaillé pour les colonies de vacances du comité d'entreprise de la RATP avant de passer la formation de conducteur de métro à 21 ans. C'est peut-être de cette époque qu'il a conservé cet esprit de capitaine d'équipe. «Nous, les conducteurs, on transporte des milliers de voyageurs. Être le chef du train, c'est un peu grisant. Je crois que j'aime avoir cette responsabilité sur les épaules.»

L'écriture et l'interactivité du blog lui ont aussi permis de rompre ce que les conducteurs appellent «la solitude de la cabine». «Aux heures de pointe sur la A, on a 2 000 voyageurs derrière nous. Ils sont là, mais on ne les entend pas. On est séparé par une porte. La cabine, c'est mon bureau, mais y a personne dans mon bureau.»

Son isolement fait écho à celui des voyageurs, perdus dans les stations tentaculaires du RER A, qu'il parcourt d'est en ouest. «Paradoxalement, il y a de plus en plus de voyageurs et de moins en moins de personnel. Il y a quelques années, il y avait deux agents minimum aux guichets pour vendre les billets. Aujourd'hui, il n'y en a plus qu'un, mais beaucoup d'automates. Quand ils se rendent à Disneyland de la gare de Chessy, la première image que les touristes ont de Paris, c'est un échange avec une machine pour acheter un billet ! La Ligne 1 vient d'être automatisée. Et toutes les futures lignes du Grand Paris circuleront sans conducteur. La décision est passée sans que ça gêne qui que ce soit. La société se déshumanise alors qu'on a besoin de se parler.»

Dans la cabine, avant sa prise de poste

© S.B. Dans la cabine, avant la prise de poste

UN CONDUCTEUR ENGAGÉ

Dans ses billets et dans son livre, lui, le fils d'un poinçonneur de la RATP devenu dessinateur industriel et d'une secrétaire du journal cégétiste «La Vie Ouvrière» défend un service public de transport de qualité. Quitte à fâcher ceux qui considèrent que les grèves de cheminots – dernière en date celle du 29 janvier contre la réforme du système ferroviaire – prennent en otage les usagers.

«On a encouragé les Franciliens à laisser leurs voitures à l'extérieur de Paris mais on n'a pas mis les moyens dans les transports en commun. On a 20 ans de retard avec le projet du Grand Paris. On aurait dû avoir depuis longtemps des lignes circulaires de banlieue à banlieue. Aujourd'hui, pour aller d'est en ouest, on est obligé de passer par Paris, et donc de prendre le RER A.

On continue à construire des bureaux ici à Nanterre, alors que les gens habitent à l'est, car les loyers sont moins chers. Et puis, pour le matériel, on veut toujours faire moins cher mais la qualité n'est pas là. Les trains tombent en panne, la signalisation est défectueuse. Il y a 10 ans, les rails étaient fabriqués en France. Aujourd'hui, ils viennent de Chine ou d'Italie et sont moins résistants. Dès que l'hiver arrive, il y a de la casse. Une politique du toujours moins cher qui ne rend pas service aux voyageurs. Quand on fait grève, on a la volonté de faire changer tout ça, mais les voyageurs ne le comprennent pas. On communique mal. Et ça nous fait mal parce qu'on se bat aussi pour eux et pour dénoncer ça.»

Syndiqué CGT, Cédric est aussi intarissable sur les clichés collés à sa corporation. Avec ses 2 300 euros mensuels plus différentes primes liées aux conditions de travail pénibles, ce père de trois enfants n'a franchement pas l'impression d'être un «nanti». «Au métro, un peu moins au RER, on bosse 6h30 sous terre tous les jours. On commence très tôt. A 4h30 pour le premier service et on finit à 1h30 le soir. 3 week-ends sur 5 et les jours fériés. Je mérite cette rémunération. Ce qui me pose problème, en réalité, ce sont les bas salaires, plutôt que de vouloir baisser les nôtres, corrects mais non pas mirobolants.

ETHNOGRAPHE DES SOUS-TERRAINS

Gare aux apparences. Avec sa boucle d'oreille et son nez de boxeur, Cédric Gentil distille dans ce monde de brutes un peu de douceur à ses passagers. «J'essaie de faire les choses avec le plus de bienveillance possible, dans les annonces que je fais aux voyageurs ou lorsque je les croise sur le quai. Parsemer un peu d'humanité sur la ligne, j'aime bien ça.» Et quand on lui rend la pareille, la journée prend son sens. «On vit dans un monde du chacun pour soi, l'entraide n'existe pas partout. Quand les gens font attention à ce que tu fais comme métier, viennent te voir juste pour te remercier de l'information que tu as donnée, eh bien, ils prouvent, quelque part, que tu existes, que tu sers à quelque chose. J'ai l'impression d'avoir réussi ma mission.»

Il n'y a pas de doute, Cédric aime ses voyageurs. Dans l'ombre de sa cabine, il les observe du coin de l'œil. Il y a les retardataires, les amoureux qui se bécotent jusqu'à la dernière seconde, les clochards qui mendient, les familles, les costume-cravate pressés…

En 15 ans de rail, il est devenu ethnographe des sous-terrains. Ces morceaux de vie, ses coups de cœur, ses coups de gueule, il les a rassemblés dans le livre « Mesdames et messieurs, votre attention s'il vous plaît – Aux commandes du RER A » paru chez Plon en 2013. Pour notre plus grand plaisir.