La mémoire ouvrière
Nvo : Dans l'introduction de La mémoire ouvrière, vous dites avoir choisi ce sujet de thèse pour « contribuer au maintien d'une tradition liée à l'étude des classes populaires au sein de l'université française ». Est-ce à dire que cet objet d'études est délaissé aujourd'hui ?
Laurent Aucher : Oui, depuis les années 1980, très peu de chercheurs ont travaillé sur le sujet, alors que jusqu'aux années 1970, les penseurs marxistes ou plus généralement de gauche s'en étaient emparés, tels Bourdieu, par exemple. Il faut dire aussi que le délai pour effectuer une thèse a été ramené à trois ans, sauf dérogation. Or, travailler sur les milieux populaires demande du temps, dans la prise de contact comme dans la conduite des entretiens.
Alors que certains diagnostiquent un peu vite la disparition de la classe ouvrière, vous dites au contraire qu'elle n'a pas disparu mais qu'elle est devenue invisible, comme ont pu le montrer Stéphane Beaud et Michel Pialoux (1). Et vous concluez : « Même saisi au vif, le mort bouge encore. » Et justement, vous montrez à quel point ces salariés de la métallurgie de Vierzon sont saisis au vif.
J'ai choisi de rencontrer une vingtaine de salariés sur deux générations, ceux de plus de 35 ans et ceux de moins de 35 ans avec, comme date centrale, 1995, et la fermeture de Case [quelque 270 salariés sont alors licenciés, NDLR]. Héritière de la Société française de matériel agricole et industriel, installée à Vierzon depuis le milieu du XIXe siècle, cette entreprise faisait figure de symbole, comme Manufrance à Saint-Étienne. Il y a donc un avant et un après. En vingt ans, on constate une grande transformation entre ce qu'ont vécu les anciens, à savoir un passage assez rapide de l'école à l'entreprise, et ce que vivent les jeunes : des études plus longues pour occuper les mêmes postes que leurs parents, des périodes d'instabilité entre CDD, intérim et chômage. Sur les neuf jeunes que j'ai rencontrés, deux se trouvaient dans une instabilité durable.
Outre la frustration et la colère liées à la non-reconnaissance des diplômes, vous pointez aussi la dévalorisation voire la négation des savoirs professionnels.
Aujourd'hui, le chaudronnier ou le fraiseur sont devenus des opérateurs de production ; le chef d'équipe, un animateur voire un voltigeur. Derrière ces appellations, c'est la négation des savoirs et des pratiques comme des individus qui est à l'œuvre. C'est aussi la polyvalence qui est promue. Face à cela, chacun se bat comme il peut. La classe ouvrière est passée d'une situation plutôt homogène, avec un engagement qui se cristallisait dans des partis politiques ou des syndicats, principalement le PCF et la CGT, à une lutte plurielle et davantage individuelle. La violence se déploie à tous les étages dans le monde du travail comme dans la sphère privée. On se bat pour garder son emploi, pour décrocher un contrat mais aussi pour obtenir des aides sociales.
Au fil des récits, on sent une critique vis-à-vis des syndicats notamment de la part de certains jeunes comme Johan, pour qui le syndicaliste s'occupe avant tout de ses heures de délégation pour partir plus tôt. Est-ce le cas de tous les salariés que vous avez interrogés ?
Tous, qu'ils soient ou non syndiqués, anciens ou jeunes, regrettent un éloignement entre les responsables syndicaux et la base. Certains sont désabusés, d'autres déplorent la dévalorisation de l'engagement syndical. Jean, par exemple, militant CGT, cite son père : « Un ouvrier, quand il est militant, il doit être respecté de ses copains pour son engagement et la sincérité de ses actes. Mais il doit aussi être respecté de son employeur pour son travail et son professionnalisme… »
À travers ces témoignages pointent une certaine pudeur, mais aussi une combativité exemplaire comme celle d'Aline, devenue juge prud'homale.
En effet, par exemple Pierre, qui a été un des licenciés de Case, reste pudique sur les dégâts liés à la fermeture de l'entreprise parmi ses collègues. Au cours d'un de nos entretiens, c'est sa femme qui a évoqué les cancers ou les suicides. Quant à Aline, elle en a bavé pendant des années, du fait d'une enfance tourmentée mais aussi de son engagement syndical. Elle sera finalement renvoyée de son entreprise, qui licenciera 250 personnes quelques mois plus tard. Malgré les épreuves, Aline est une femme forte qui reste debout, qui lutte constamment pour garder sa dignité.
(1) Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, de Stéphane Beaud et Michel Pialoux, éditions Fayard, 1999.
EN SAVOIR +
La mémoire ouvrière.
Recherche sur la mémoire du collectif, de Laurent Aucher,
éd. L'Harmattan, coll. Logiques sociales, 250 p., 25 euros.