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SERVICES PUBLICS

La Poste n’habite plus à l’adresse indiquée

29 janvier 2025 | Mise à jour le 29 janvier 2025
Par | Photo(s) : Philippe PETIT/PARISMATCH/SCOOP
La Poste n’habite plus à l’adresse indiquée

Comme à Cénaret, en Lozère, des milliers de personnes âgées reçoivent désormais la visite régulière – et payante – de facteurs pour un quart d’heure d’échanges. Une illustration de la concurrence que La Poste exerce envers les entreprises de services à la personne.

Depuis sa transformation en société anonyme, La Poste fait face à des injonctions contradictoires : assurer des missions de service public malgré un État qui se désengage, et courir après la rentabilité pour survivre à la concurrence. Un article paru dans la Vie Ouvrière #12.

« Le gouvernement veut changer le statut de La Poste pour la privatiser : êtes-vous d'accord ? » Ce 3 octobre 2009, plus de deux millions de personnes participent à la votation citoyenne organisée par un collectif de syndicats, de partis et d'associations, et 90 % répondent «  non ». Le résultat illustre l'attachement des Français à un service public pas comme les autres : au plus près des usagers, fort d'un maillage inégalé du pays et incarné par la figure populaire du facteur. Ce raz-de-marée fut cependant symbolique puisque, le 27 février 2010, un décret transformait La Poste en société anonyme (SA). Le gouvernement justifiait ce bouleversement par l'entrée en vigueur, le 1er janvier 2011, d'une directive européenne libéralisant le courrier postal, bien que le texte n'imposât pas de changer le statut des opérateurs nationaux. En 1991, La Poste avait déjà pris un virage historique avec la scission des Postes, télégraphes et téléphones (PTT), en deux ex-administrations devenues établissements publics.

« Le service public n'est plus la raison d'être de l'entreprise, mais un problème et une cause de déficit. »Nadège Vezinat, professeure de sociologie à Paris-8

«  Au cours des années 1990, la présence postale sur tout le territoire, conçue par la Seconde République et perçue comme une fierté depuis, apparaît comme un poids. Des évolutions sont imaginées pour tenter d'en diminuer les coûts, retrace Muriel Le Roux, historienne au CNRS et directrice adjointe de l'Institut d'histoire moderne et contemporaine. Mais le Parlement n'a pas pour autant délié l'entreprise de ses obligations de service public, l'État devant en compenser les coûts. » La loi de 2010 a ainsi pris soin de s'assurer que La Poste reste «  le prestataire du service universel postal ». Aujourd'hui, même si l'État a cessé d'être son actionnaire majoritaire au profit de la Caisse des dépôts et consignations (CDC), ses capitaux restent 100 % publics. Mais La Poste n'en a pas moins plongé dans un environnement concurrentiel qui impacte ses missions. «  La France a eu beau freiner sur la libéralisation de La Poste, contrairement à beaucoup de ses voisins, on observe aujourd'hui une privatisation feutrée, constate Nadège Vezinat, professeure de sociologie à Paris-8 et autrice des Métamorphoses de La Poste (PUF, 2012). Le retrait de l'État ouvre une brèche discrète qui se ressent jusque dans les choix stratégiques : les logiques de rentabilité et de productivité sont de plus en plus présentes. Le service public n'est plus la raison d'être de l'entreprise, mais un problème et une cause de déficit. »

Missions et profits

D'un côté, la Poste reste tenue d'assurer quatre missions : le service postal universel, grâce au principe d'une péréquation tarifaire, la contribution à l'aménagement, via la desserte fine du territoire, la distribution de la presse, et l'accessibilité bancaire pour les plus démunis. De l'autre, la société anonyme doit dégager des profits. «  Bruxelles autorise une compensation des missions de service public par l'État, mais celle-ci n'atteint pas le montant total des déficits. Les restes à charge pour La Poste s'avèrent coûteux, souligne Nadège Vezinat. Des activités de service public qui ne devraient pas être comptabilisées sont désormais appréhendées à l'aune de leur rentabilité, ce qui rend difficile leur pérennité. Politiquement, personne ne veut prendre le risque d'y renoncer, mais on ne donne pas pour autant à La Poste les moyens de les assurer. »

« Ma tournée a triplé de taille, notamment sur les quinze dernières années. Avant cela, on était trois pour couvrir le même secteur. »Bruno Venuat, postier en Seine-Maritime, responsable du collectif d'animation CGT de La Poste

Parmi les transformations subies par La Poste depuis une trentaine d'années, l'activité du courrier s'avère la plus impactée. En 2020, l'entreprise a convoyé 7,5 milliards de lettres, contre 13,7 milliards en 2013 et 18 milliards en 2008. Sa direction se fonde sur cette baisse, liée à la dématérialisation des communications, pour justifier des redécoupages des tournées et une quête de productivité accrue. «  La Poste assigne à ses directions locales l'objectif de “réorganiser” chaque site une fois tous les deux ans », observe le chercheur Nicolas Jounin dans une enquête sociologique (lire aussi p. 44-45). Facteur depuis près de 25 ans, à pied, puis en scooter électrique, Bruno Venuat parcourt bien plus de rues qu'à ses débuts. «  Ma tournée a triplé de taille, notamment sur les quinze dernières années. Avant cela, on était trois pour couvrir le même secteur », affirme le postier de Seine-Maritime, responsable du collectif d'animation CGT de La Poste. Bruno Venuat a été l'un des derniers postiers embauchés au statut de fonctionnaire, ce mode de recrutement ayant pris fin en 2002. Désormais, jusqu'à 30 % de ses collègues travaillent en contrats précaires. «  Entre 2010 et 2018, on a fait requalifier près d'une centaine de CDD en CDI à l'échelle du département », recense Bruno Vernuat. Des décisions similaires ont été rendues par des conseils de prud'hommes saisis du cas de CDD, mais aussi de CDI intérimaires (CDII) auxquels La Poste recourait de façon pérenne. «  Dès qu'un type de contrat de travail permet une dégradation des règles collectives, La Poste est parmi les premières à l'utiliser », note Claude Quinquis, membre de l'Institut d'histoire sociale de La Poste.

Fonte drastique des effectifs

La dégradation des conditions d'emploi pénalise selon lui les compétences. «  Avant, un guichetier recevait une formation de quatre mois. Aujourd'hui, un intérimaire est mis au boulot immédiatement. » Au-delà de leur précarisation, les effectifs des postiers ont subi une fonte drastique. «  De 300 000 en 1990, nous n'étions plus que 165 000 inscrits aux dernières élections d'octobre 2024, indique Christian Mathorel, secrétaire général de la Fédération des activités postales et de télécommunications (Fapt-CGT). Cet affaiblissement n'est pas le fait de plans sociaux, mais du non-remplacement des départs en retraite ou de licenciements pour inaptitude. » Cette saignée à bas bruit intensifie le travail de ceux qui restent, d'autant que La Poste imagine pour eux de nouvelles missions, parfois très éloignées de leur cœur de métier, au gré des marchés dont elle imagine s'emparer : services à la personne, relevés de compteurs, vente de forfaits téléphoniques, etc., avec plus ou moins de succès.Au nom de la rentabilité, La Poste ferme aussi des bureaux de poste, même si la loi l'oblige à maintenir 17 000 « points de contact ». En 2016, la Cour des comptes estimait que seuls 9 142 d'entre eux étaient des bureaux de poste de plein exercice. Le remplacement des autres par des points relais installés chez des commerçants ou des agences communales, cofinancées par les municipalités, pose plusieurs problèmes. «  Un bureau de poste permet d'effectuer plus de 100 opérations, contre 10 en moyenne dans un relais ou une agence communale », évalue Christian Mathorel. Le recours aux communes crée aussi une brèche dans le principe d'un service universel. «  L'État reporte sur elles une partie de ses charges, ce qui accroît les inégalités entre territoires », constate la sociologue Nadège Venizat.Faute de moyens, une partie des « points de contact » fonctionne avec des horaires réduits, peu adaptés aux besoins des usagers. «  Il y a donc moins de passages, ce qui justifie à terme des fermetures de bureaux », grince Bruno Venuat. En matière de distribution aussi, le service public se racornit. Si la règle «  du six jours sur sept » est pour l'heure maintenue, La Poste, pour réduire ses coûts, a mis fin le 1er janvier 2023 à son iconique timbre rouge. À la place de la pastille qui garantissait une réception à « J+1 », une « e-lettre » dématérialisée. L'entreprise argue une fois de plus de la chute des envois postaux, mais les usagers les plus précaires, déjà victimes de la fracture numérique, en font les frais : outre qu'il nécessite un accès à Internet, le nouveau mode d'envoi coûte 1,49 euro, contre 1,43 euro auparavant.

Des entités très profitables

D'autres activités ont, en revanche, les faveurs de l'entreprise. Si La Poste possédait déjà des filiales avant sa mutation en société anonyme, elle est désormais à la tête de centaines d'entités, dont certaines, très profitables.«  La Poste est loin d'être un groupe en difficulté et achète des entreprises dans le monde entier, insiste Bruno Vernuat, qui cite les 4 milliards d'excédent brut d'exploitation réalisés par le groupe en 2023. Mais les profits ne reviennent pas au financement des missions de service public. » L'une des principales « machine à cash » du groupe est La Banque postale. La diversification dans les services financiers, bien qu'ancienne, s'est accélérée au cours de son histoire récente. En 2006, La Banque postale, acteur historique de la lutte contre l'exclusion bancaire, est devenue une filiale. Et un établissement financier comme les autres. Un rapport de la Cour des comptes révélé par Mediapart signale qu'«  hormis l'accessibilité bancaire liée aux obligations propres au livret A, le législateur n'a inscrit dans la loi du 20 mai 2005 [qui donne naissance à La Banque postale, NDLR] aucune obligation de service public pour la filiale de La Poste, qui ne bénéficie en conséquence d'aucune compensation directe ». Plus de la moitié des bénéficiaires des minima sociaux dépend pourtant d'elle pour percevoir les prestations. La fermeture impromptue de ses guichets pendant le confinement de mars 2020 avait d'ailleurs créé des situations de détresse. Les conseillers financiers de La Poste comptent parmi les salariés du groupe qui ressentent le plus l'antagonisme entre les directions opposées prises par leur employeur. «  Ils sont toujours pris dans une tension entre intérêt général et rentabilité, utilité sociale et marchandisation », résume Nadège Vezinat.

La Poste est désormais à la tête de centaines d'entités, dont certaines très profitables. […] Dans les services financiers ou la distribution de colis, elle joue à fond le jeu de la concurrence, affranchie de ses obligations de service public.

L'autre domaine où La Poste, affranchie de ses obligations de service public, joue à fond le jeu de la concurrence, c'est sur la distribution des colis. Or, le tout-puissant Amazon, à la fois client et concurrent, tire le secteur vers le bas. La Poste a ainsi créé Geopost, opérateur international de livraison de colis, lui-même à la tête d'une filiale, Chronopost, qui engrange les profits sur ce créneau, quitte à s'auto-concurrencer. Chronopost est pourtant régulièrement épinglé par les organisations syndicales pour ses conditions de travail dégradées et son recours massif à la sous-traitance. En décembre 2023, La Poste a été condamnée en première instance par le tribunal judiciaire de Paris pour avoir manqué à son devoir de vigilance – une première en France –, au sein de deux filiales du colis, Chronopost et DPD France, qui recouraient à des travailleurs sans papiers.

Des arguments à faire valoir

La Poste aurait pourtant des arguments à faire valoir pour redevenir un puissant service public. «  Le courrier est en baisse, mais il n'a pas disparu et rien n'est joué sur cette question, car l'impact carbone du numérique fait débat, avance Christian Mathorel, de la Fapt-CGT.  »Sa connaissance fine du territoire est un atout dans un contexte de vieillissement de la population, signale aussi Muriel Le Roux. Par ailleurs, La Poste dispose depuis les années 2000 d'une flotte sans équivalent de petits véhicules électriques à même de desservir le territoire.« Mais son devenir demeure tributaire de la volonté politique.  » Aujourd'hui, c'est la pression des habitants des territoires et celle du politique – élus locaux et parlementaires – qui expliquent le maintien de l'obligation d'exécution des missions de service public, poursuit l'historienne. Nous ne sommes pas à l'abri qu'un gouvernement très libéral cherche un jour à s'en affranchir, par exemple en mettant fin à la péréquation. L'État pourrait aussi décider, avec l'accord des parlementaires, de diminuer ses compensations et laisser la Caisse des dépôts et consignations se débrouiller.« La loi de 2010 n'a confié le monopole du service postal à La Poste que jusqu'au 31 décembre 2025. Et après ?

La fin du dernier CHSCTLa Poste est la dernière entreprise de France à avoir vu disparaître ses 617 comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) à l'issue de ses premières élections CSE qui se sont tenues en octobre 2024. L'entreprise publique bascule dans la réforme des ordonnances Macron en alignant ses instances de représentation du personnel, jusque-là issues de la fonction publique, sur celles du privé. L'ancien comité technique national (CTN) est remplacé par un comité social et économique (CSE) central, quand 32 CSE à l'échelle des établissements se substituent aux comités techniques locaux. Les CHSCT seront remplacés par 122 commissions santé et sécurité au travail aux pouvoirs bien moindres. Et cette division par cinq du nombre d'instances s'accompagne d'une chute des moyens syndicaux.