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Le parti d'en rire

18 septembre 2015 | Mise à jour le 2 mars 2017
Par | Photo(s) : Joël Saget/AFP
Le parti d'en rire

En signant La brigade du rire », Gérard Mordillat trousse un roman où un chroniqueur, en bon chien de garde de l'ultralibéralisme, va se voir appliquer les conditions de travail qu'il prône… pour les autres.

Romancier et cinéaste n'ayant jamais fait mystère de ses idées anticapitalistes, Gérard Mordillat imagine qu'un groupe de sept amis décide d'enlever le sieur Pierre Ramut, ci-devant éditorialiste et zélateur d'une politique ultralibérale qu'il vante à longueur de colonnes.

Les sept amis en ont gros sur la patate. Leur ami Bob s'est suicidé, victime d'un monde où il n'y a de place que pour le « rentable » et où les saltimbanques (il était clown jongleur) sont au mieux tolérés quand ils ne sont pas décimés par la précarité de leurs conditions de travail et de vie.

Le septuor de copains est excédé par ce chroniqueur qui vit luxueusement de ses articles, mais n'a à la bouche que le coût du travail, la compétitivité des Chinois. Il rêve de voir les ouvriers (un mot dégoûtant dans sa bouche) français – dont jamais on ne nous vante jamais la haute productivité (*) – bosser 48 heures par semaine, à des cadences infernales pour un salaire inférieur de 20 % au Smic.

Ici, le lecteur qui souhaite personnaliser le roman pourra remplacer par le nom du chroniqueur « chien de garde » existant qui l'horripile le plus, celui (fictif) de Pierre Ramut, ou se référer à l'excellent film Les nouveaux chiens de garde pour lui fournir une – longue – liste de noms de substitution.

À LA CHAÎNE

La bande de copains harponne donc le vaniteux chroniqueur, grâce à une copine assez accorte pour le séduire, et l'enferme dans une cave avec une perceuse à colonne avec laquelle, s'il veut manger, il va devoir perforer à une cadence soutenue des plaques de duralumin qui seront ensuite renvoyées dans une chaîne de production. Le plumitif renâcle, argumente, tape du pied, mais va devoir accomplir sa production quotidienne.

« Bac de gauche, perceuse, bac de droite… » rythme désormais sa vie, car il va devoir « sortir huit cents pièces de l'heure ». Masqués en sept nains, ses kidnappeurs viennent le nourrir, lui offrent même Le Capital comme livre de chevet (Ramut n'y comprend rien…) et, bons princes, lui versent même le salaire (ridicule) qui correspond à ce que prônait l'éditorialiste.

Les scènes de cette partie du roman sont désopilantes, émaillées de déclarations politiques où l'on reconnaît sans peine les convictions de l'auteur (**) qui fait, par exemple, dire à l'un des copains de la bande : « Je n'ai rien à voir avec les socialistes – du moins avec leurs dirigeants. Quand ils ont été au pouvoir, ce sont eux qui ont organisé tous les reculs sociaux, les privatisations, la construction de l'Europe au profit de la finance, la marchandisation du savoir, la marchandisation générale de la vie… »

Et qui, en fin connaisseur de l'histoire populaire, poursuit par la voix de son personnage : « Je ne vais pas vous refaire l'histoire depuis la Commune jusqu'à Mitterrand, en passant par Munich, la guerre d'Espagne, celle d'Algérie, la SFIO et le reste. Mais que ce soit à travers le colonialisme ou le parlementarisme, les socialistes au pouvoir ont été les serviteurs zélés du capital. » Enfonçant le clou, lorsque Ramut rétorque : « Ils sont tout simplement pragmatiques ! », en prononçant un définitif : « Non, ils sont de droite. »

La seconde partie du roman – lorsque les sept nains comprennent que cet enlèvement bouleverse aussi leurs vies – est plus nostalgique, avec une vraie tendresse pour tous ceux qui sont à la marge, un peu différents, un peu plus libres. Mais le romancier reprend le parti d'en rire grâce à une pirouette finale délicieuse qui verra le lecteur fermer son livre sur un sourire complice, songeant que la fiction et la réalité ne tiennent souvent qu'à un pas de côté, un léger déplacement du point de vue.

 

(*) Même le Figaro doit convenir de l'inverse : « Les Français sont-ils vraiment moins “compétitifs” que les Allemands, les Britanniques ou les Américains? Du point de vue de la productivité, rien n’est moins sûr. Celle de la main-d’œuvre française par heure travaillée s’élevait à 45,40 euros en 2011, d’après Eurostat. Une performance qui se situe dans le haut du palmarès européen, tandis que la moyenne des Vingt-Sept s’établit à 31,90 euros et celle de la zone euro à 37 euros. À noter que la France devance l’Allemagne (42,30 euros) ou encore la Suède (44,40 euros). »

(**) Lire son essai signé avec Bertrand Rothé : Il n'y a pas d'alternative : 30 ans de propagande économique (Seuil)

La brigade du rire, Gérard Mordillat, Albin Michel, 528 pages. 22,5 €